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Il a parlé en premier ministre à l’esprit élevé, exhortant la chambre à donner l’exemple du sang-froid, à laisser la justice et la commission d’enquête accomplir leur œuvre, à se défendre des émotions trop vives de l’heure présente et à reprendre ses travaux. Jusque-là rien de mieux. Qu’en est-il dans la réalité ? Au premier moment on avait compris que, dans la pensée de M. le président du conseil, il y avait des principes supérieurs, — comme l’indépendance des pouvoirs par exemple, — auxquels « on ne pouvait porter atteinte, » qui étaient l’essence de la société moderne. Son langage avait cette signification ou il n’en avait aucune. Le nouveau garde des sceaux, qui a paru assez novice, assez inexpérimenté dans ses débuts de chef de la magistrature française, M. Bourgeois lui-même, semblait confirmer les déclarations de M. le président du conseil et se montrer préoccupé de sa responsabilité. On aurait pu croire d’après cela que les ministres, en mettant tout leur zèle, toute leur bonne volonté au service de la commission d’enquête, se réservaient cependant de ne pas livrer les droits, les garanties, les traditions de la justice régulière.

On l’aurait cru ainsi : c’était une illusion ! Cela voulait dire que le nouveau ministère était disposé à faire tout ce qu’on voudrait. On demandait l’exhumation d’un mort, une autopsie légale devant laquelle la magistrature et l’ancien ministre de la justice avaient reculé, parce qu’ils ne voyaient rien, — y eût-il même un suicide au lieu d’une mort naturelle, — qui pût légitimer cette intervention de l’autorité publique : M. le garde des sceaux s’est hâté d’accorder l’autopsie, sans en reconnaître l’utilité, il l’avoue, sans y regarder de plus près, sur la foi des « bruits divers qui ont couru ! » On réclamait à grands cris la communication d’un dossier d’information judiciaire qui avait été refusée, parce que le secret est la loi des instructions de justice : le nouveau ministère s’est empressé d’accorder la communication, non plus même une communication partielle et mesurée, la communication entière et complète. Que si des esprits timorés ont encore des scrupules et persistent à penser que c’est traiter bien légèrement les affaires de justice, on leur dit sans façon qu’ils peuvent se rassurer, que toutes les précautions sont prises. On a demandé à la commission de garder le secret sur les papiers qu’on lui confie, de sorte que le gouvernement, ne sachant pas lui-même garder ses secrets, les met pour plus de sûreté en dépôt dans une commission de trente-trois membres. Et sur la foi de cette garantie, M. le garde des sceaux s’est libéralement exécuté ! mais alors que signifie ceci ? Où en sommes-nous ? Si les ministres du nouveau cabinet, qui étaient aussi dans l’ancien, avaient, il y a quinze jours, l’opinion qu’ils ont aujourd’hui, pourquoi ne le disaient-ils pas ? pourquoi laissaient-ils M. le président du conseil Loubet s’engager à fond et tomber en défendant les prérogatives de la justice ? S’ils partageaient, il y a quinze jours, l’opinion de leur ancien chef,