emporté au milieu même de son triomphe, l’autre se survivant, l’un succombant avant d’avoir pu donner toute la mesure de son génie, l’autre promenant à travers les générations son indomptable activité et ne laissant aucun problème sans l’avoir abordé. Ce dut être pour le vieillard une épreuve douloureuse que d’assister ainsi, dans la pleine possession de ses facultés critiques, aux résultats, que dis-je ! aux conséquences extrêmes de ses théories. Avant son apparition, on avait vu un art qui montait, montait toujours, parce que, plus ou moins enchaîné par la timidité ou l’inexpérience des primitifs, il avait sans cesse à lutter, et, en outre, parce que, s’imposant de propos délibéré une certaine réserve, évitant de forcer les expressions, il laissait invariablement quelque problème nouveau à résoudre aux générations à venir ; en un mot un art plein de scrupules, de pudeur, de défiance. Après des merveilles telles que les fresques de la Sixtine, les Esclaves du Louvre, le Moïse, les tombeaux des Médicis, après ces sublimes audaces, les artistes pouvaient au contraire dire adieu à toute espérance : renonçant à créer, ils se voyaient condamnés à ne plus être que des copistes. Or si des générations entières ont pu vivre, sans lasser la faveur du public, sur l’imitation de maîtres calmes et sereins tels que Raphaël, l’imitation de la terribilità, — le mot n’a pas d’équivalent en français, — de Michel-Ange, ne devait pas tarder, en raison même de ce que ses conceptions et son style avaient d’excessif, à devenir intolérable. En s’élevant à ces hauteurs inaccessibles, le maître avait réduit ses élèves à l’impuissance[1]. Mais sachons faire abstraction des conséquences inséparables de toute grande conquête pour ne nous attacher qu’à ces conquêtes prises en elles-mêmes. Que de suprêmes triomphes ! L’affranchissement définitif des trois grands arts, une liberté d’expression illimitée s’alliant à la liberté absolue des mouvemens et des attitudes, tout un monde de sentimens généreux ou d’impressions pathétiques, — la majesté, la fierté, la mélancolie, la terreur, l’amour de la justice, — portés à leur maximum d’intensité ou résumés dans des chefs-d’œuvre que rien ne faisait pressentir et que personne depuis n’a su égaler !
EUGENE MÜNTZ.
- ↑ Michel-Ange entrevoyait cette loi lorsque, à la vue d’une pierre gravée du Grecghetto, il s’écria que l’heure de la mort avait sonné pour l’art, parce qu’il était impossible de faire mieux.