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et développé la tradition de la grande sculpture, sobre et grave, où c’est le corps plus encore que le visage qui traduit les sentimens ! c’est ainsi qu’avaient procédé, vingt siècles auparavant, les Grecs de la grande époque, les sculpteurs du Parthénon.

Les ouvrages de Jacopo abondaient en Toscane, notamment à Sienne et à Lucques ; néanmoins tout nous autorise à croire que Michel-Ange ne se familiarisa qu’à Bologne, en 1495 et en 1508, devant les bas-reliefs des portes de l’église de San Petronio, avec ce style large, robuste et sain, autant que celui de Donatello était passionné et fiévreux. Malgré leurs qualités transcendantes, les sculptures de San Petronio ne pouvaient prétendre à l’honneur d’inspirer un statuaire de la taille de Michel-Ange, sauf peut-être dans la Pietà de Saint-Pierre de Rome, où le caprice des plis qui enveloppent les genoux fait penser à della Quercia, comme l’a constaté M. Eugène Guillaume, dans l’étude d’une éloquence si pénétrante qu’il a consacrée à Michel-Ange[1]. Aussi ne fut-ce pas Michel-Ange, sculpteur, mais bien Michel-Ange, peintre, qui les mit à contribution : on en retrouve plus d’une réminiscence dans les fresques de la chapelle Sixtine.

Les analogies sont surtout frappantes dans la Création d’Eve : le Père éternel, de della Quercia, si majestueux et si mouvementé, avec son bras levé, sa longue barbe flottante, y a très certainement servi de modèle à Michel-Ange pour la figure correspondante, quelque fermeté et quelque éloquence que l’artiste du XVIe siècle ait d’ailleurs ajoutées aux créations de son prédécesseur. Si l’Eve de Michel-Ange est indépendante de celle de della Quercia, en revanche, le parti-pris général adopté pour la pose d’Adam, avec ce mol abandon de tout son corps, offre une saisissante ressemblance. Dans l’attitude et le geste des patriarches et des prophètes, on constate également des points de contact : les figures de San Petronio, avec leurs barbes incultes et leur expression farouche, sont bien les ancêtres de celles de la chapelle Sixtine, qui ont en plus une liberté illimitée et le sentiment dramatique le plus véhément.

Mais Michel-Ange n’a-t-il rien pris à ses prédécesseurs immédiats, à ces charmans quattrocentistes florentins, si fins et si purs ? J’en ai douté jusqu’au jour où le hasard a placé sous mes yeux une série de statues de saint Sébastien sculptées par Mino de Fiesole, Antonio Rossellino et Benedetto da Majano. L’incertitude n’était

  1. La Vie et l’Œuvre de Michel-Ange (volume publié par la Gazette des Beaux-Arts en 1876). — Le travail de M. Guillaume a été réimprimé dans ses Études d’art antique et moderne.