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bouts de corde, que l’on trouva malaisément au poste des zaptiehs. Strabon, mes carnets et ma correspondance furent ficelés, cachetés, déposés devant témoins dans le coin du bureau des douanes où il y avait le moins de poussière. Et Kharalambos prit soin, par des imprécations énergiques, d’appeler d’avance les malédictions du ciel sur tous ceux qui oseraient toucher à ce précieux dépôt. Après quoi, nous nous mîmes à la recherche de l’agent consulaire.

Nous arrêtions au passage les hammals[1] du port. Nous entrions dans les cafés grecs et nous demandions au cafedgi :

— As-tu vu le proxène de France ?

On nous répondit partout :

— Il doit être dans sa pharmacie !

Cette pharmacie ne nous étonna point ; car les agens consulaires, n’étant pas rétribués par leur gouvernement, exercent d’ordinaire quelque petit métier.

Notre « proxène » était en effet dans son officine, tout près du bazar. C’était un homme grisonnant, petit, vêtu d’un « complet » de toile blanche, et d’aspect fort débonnaire. Je lui achetai quelques grammes de sulfate de quinine, pour mes fièvres futures, et je lui exposai ma requête. Il m’écouta d’un air bienveillant, parut scandalisé par la conduite du douanier, s’attendrit sur le malheureux sort de Strabon, et prit son ombrelle blanche à doublure verte, pour descendre avec nous jusqu’au port. Cet excellent homme était tout fier ; le long des boutiques de conserves et de poisson salé, il saluait ses amis d’un petit signe de tête important. Enfin, ce rêve caressé peut-être pendant toute sa vie se réalisait : le pharmacien du bazar de Chio représentait pour tout de bon une grande puissance ; il devenait le symbole visible de la République française ; il était le porte-étendard des trois couleurs ; dans cette île où les Français ne débarquent presque jamais, il protégeait un de ses nationaux ! Le visage pénétré et grave de Kharalambos laissait voir aux citadins de Chio que quelque chose de grand allait s’accomplir.

Le zaptieh montait toujours la garde. En nous apercevant, il eut un geste calme et nous fit signe qu’il n’y avait plus personne dans le bureau des douanes :

Konakda ! Konakda ! (Au konak ! Au konak !)

Il nous expliqua, avec le concours de l’on-bachi (commandant de dix hommes), que le gouverneur, instruit de cette importante affaire, avait envoyé son secrétaire pour se renseigner, et que celui-ci avait emporté au konak tous les livres suspects.

  1. Portefaix.