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s’affermissait dans ses convictions avec une résignation stoïque. On lui interdisait le contact avec le public ; il s’enfermait donc, sans essayer d’aucune avance à ses juges ou à la mode, ou se réfugiait au fond des bois, abandonnait ses chefs-d’œuvre pour un morceau de pain et redoublait de labeur pour fixer la beauté simple ou majestueuse qu’il voyait dans la nature. Puis, il parcourait la France en tout sens, se faisait berger, paysan ou montagnard, poursuivait sans relâche des effets nouveaux. Impuissant à se satisfaire, il n’est guère de tableaux qu’il n’ait effacés et repris plusieurs fois, incrédule lorsque ses amis le suppliaient de respecter une œuvre définitive et indifférent aux nécessités de la vie qui l’écrasaient. Le résultat de ces efforts, c’était un art qui réunissait et conciliait les contrastes, la naïveté et la science, la force et la délicatesse, l’émotion et la sérénité. Rousseau peignait, avec le même amour et la même puissance, un arbre isolé, une forêt, une lande, une mare, la mer, le développement des Alpes ou des Pyrénées, surtout les effets de soleil et les tempêtes. À la fois idéaliste et réaliste, tantôt il travaillait devant la nature, tantôt il en reproduisait le souvenir avec une prodigieuse puissance d’évocation. Surtout, dans chacune de ses toiles, il mettait son émotion personnelle. Certaines sont douloureuses comme la confidence de ses tourmens, d’autres calmes comme ses rares journées de bonheur ou radieuses comme des effusions de poésie intime. Dans toutes, l’originalité de la facture est sans égale, même lorsqu’elle est systématique et bizarre, comme il arrive chez tous les novateurs contestés. Solide et vigoureuse jusqu’à la dureté, elle a souvent la douceur estompée de Corot ou la richesse sombre de Jules Dupré ; elle unit la précision attentive du détail et la largeur des ensembles. Elle est assez variée pour mettre dans son œuvre comme la succession de plusieurs manières avec une note partout visible et reconnaissable.

Si Thoré eut le mérite de comprendre Rousseau et de s’attacher à lui avec un dévoûment toujours en éveil, il lui dut beaucoup, car c’est probablement Rousseau qui le détourna de la politique vers l’art et fit son éducation technique. Ils habitaient ensemble, découvraient de compagnie l’Ile-de-France, poussant leurs courses aussi loin que leur permettait la pauvreté ; il faut lire les pages chaleureuses, très sincères, quoique déclamatoires, dans lesquelles le critique a raconté ces années de jeunesse. Quoique l’un des deux fût un fantaisiste, l’existence des deux amis n’était point la vie de bohème ; il y avait, pour cela, trop de travail, de sérieux et de sincérité. De son côté, Thoré encourageait et consolait Rousseau, l’assurait de l’avenir, lui arrachait les peintures qu’il était sur