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ne fut pas faite de suite, mais que, prolongée pendant près de cinq ans, elle dut être bien des fois interrompue et reprise. Commencée l’année qui suivit l’attentat d’Anagni, elle fut achevée au lendemain de la condamnation des Templiers ; l’exemplaire offert à Louis Hutin portait la date d’octobre 1309.

Dans des temps plus rapprochés du nôtre, le seigneur qui aurait tenu, sur le compte du souverain, un langage semblable à celui de Joinville n’aurait jamais pu reparaître à la cour. On n’en était pas encore là au temps de Philippe le Bel ; ce roi que l’on regarde, non sans raison, comme l’un des plus absolus qui aient régné sur notre pays, souffrait chez ceux qui l’entouraient une indépendance de langage que ses successeurs, plus modernes, n’auraient assurément pas tolérée, et après avoir offert à Louis Hutin le livre qui contenait, à l’adresse de son père, les sévérités que l’on sait, Joinville n’en garda pas moins, auprès du roi de France comme auprès de son fils, une situation respectée. Il semble qu’il eut auprès des contemporains de Philippe le Bel un prestige analogue à celui que les anciens courtisans de Louis XIV avaient conservé au milieu des frivolités du XVIIIe siècle. Son âge, son expérience des cours, les fonctions mêmes qu’il y avait remplies depuis son enfance, faisaient considérer le vieux chevalier qui avait connu saint Louis comme le gardien des traditions en matière de courtoisie. Un Florentin, François de Barberino, qui fit un séjour en France entre 1309 et 1315, recueillit de sa bouche certaines règles de bien vivre, et même quelques propos où l’on trouve comme un reflet de ces enseignemens de saint Louis dont Joinville devait faire la règle de toute sa vie. Il en parle comme « d’un chevalier d’un grand âge, le plus expert dans ces questions de ceux qui vivaient alors, et dont la parole jouissait d’une grande autorité, aussi bien auprès du roi de France que des autres personnes de son entourage. »

D’ailleurs le grand âge de Joinville ne l’empêchait pas de remplir les devoirs militaires de sa charge. En 1311, il commandait une expédition en Lorraine, et quatre ans plus tard il se rendait encore à l’armée de Flandre. Au moral d’ailleurs il n’avait pas changé ; le moindre manquement au devoir le révoltait. Un seigneur peu scrupuleux cherchait à revendre au roi la mouvance d’un château déjà dépendant de la couronne ; le sénéchal le lui reprocha dans des termes aussi vifs que ceux qu’il aurait employés un demi-siècle plus tôt. Mais s’il avait au plus haut point le sentiment des obligations des vassaux envers leurs suzerains, il n’admettait pas non plus que ceux-ci outrepassassent leurs droits. À ses yeux, le pouvoir même du roi devait être contenu