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elle s’épuise à fournir au bien noble des services non rémunérés. Tel est le lendemain de la réforme, et la conclusion très précise se dégage. Hardenberg a fait beaucoup pour quelques gros tenanciers, il n’a rien fait pour la masse rurale ; il l’a laissée à la merci du propriétaire du bien noble, dépouillée même de cette protection que l’ancien régime avait étendue sur l’ensemble des tenures, en interdisant au seigneur d’accroître à leurs dépens son domaine direct.


IV

Tel fut en Prusse le régime de la propriété rurale de 1816 à 1850. Les lois agraires portèrent leurs fruits naturels, un progrès social réel : l’évolution des gros tenanciers vers la propriété ; mais ce progrès fut compensé et au-delà par l’extension exorbitante du domaine noble.

On estime que dans les provinces orientales de la Prusse, les seules qui nous occupent ici, provinces qui représentent la plus grande partie de la monarchie prussienne, 70,000 gros tenanciers, à titre précaire, ont profité jusqu’en 1848 de la législation de 1816. Ces 70,000 paysans, qui occupaient à titre précaire avant la réforme de 2 millions et demi à 3 millions et demi d’hectares, en ont acquis en toute propriété 1 million à 1 million et demi.

70,000 nouveaux propriétaires, occupant des biens d’une étendue moyenne de 15 hectares, tel est le résultat social des réformes agraires de Hardenberg.

Tout satisfaisant qu’il fût, il est cependant incontestable que la Prusse l’a payé trop cher. Non-seulement l’aristocratie foncière préleva une dîme d’un million d’hectares sur les tenures ainsi concédées en toute propriété ; mais, par une évolution singulièrement grave, la petite, la toute petite propriété rurale n’étant plus protégée par les principes du droit public de l’ancien régime qui l’avaient sauvegardée jusque-là, s’affaiblit et se perdit.

L’aristocratie foncière a, en somme, dicté la solution ; elle a réduit à sa mesure les concessions faites à l’esprit nouveau ; elle a réglé, avec la perspicacité la plus prévoyante, le compromis qu’elle a fini par accepter, et lorsqu’on cherche à faire le bilan de la réforme, on reconnaît que les profits les plus clairs sont pour elle.

Elle perd son droit de co-propriété sur une partie des grosses tenures ; elle perd aussi, en échange d’une large indemnité, la main-d’œuvre et les corvées des gros tenanciers déclarées rachetables.

Mais elle gagne en toute propriété plus d’un million d’hectares