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d’ancien régime. On va lui arracher la main-d’œuvre gratuite dont elle vit. Que mettre à sa place ?

Ce qu’exige tout d’abord la noblesse, c’est le droit d’étendre ses domaines aux dépens des tenanciers ruraux. Dans l’ancien régime prussien, le droit privé ne protège point le petit tenancier. Il peut être expulsé de la tenure ; mais le droit public, tel que l’ont fait les Hohenzollern, protège l’ensemble des tenures rurales. Le seigneur ne peut les réduire. Cette entrave est singulièrement gênante au seigneur qui veut s’étendre. Il en exige la disparition. Si l’on veut lui retirer les corvées, qu’on lui rende au moins le droit de s’étendre. Et, chose étrange, le premier résultat de la politique des réformes est une concession faite à la toute-puissante aristocratie foncière. Ces barrières édifiées à tant de peine par la monarchie prussienne, les réformateurs les abaissent sans grande résistance. Ils livrent la plus grande partie du sol, réservée encore par l’ancien régime, et ce qui n’est pas moins étrange, c’est que ce premier effet de la réforme prussienne avait échappé jusqu’à ces dernières années aux historiens allemands.

Cette concession obtenue, il est encore toute une part des projets de Hardenberg qui plaît fort à la noblesse, c’est le partage des tenures. Si le sujet héréditaire, pour s’affranchir des corvées et des services, abandonne le tiers ou la moitié de la tenure, le seigneur agrandira d’autant son domaine propre, celui qu’il fait valoir lui-même, celui dont il ne partage pas la propriété avec un occupant précaire.

Mais du moins, pour tant de concessions, supprimera-t-on les corvées dont il semble qu’elles soient la rançon ? Sans doute ; mais à quoi servirait alors à la noblesse de s’étendre ainsi, si elle demeure en détresse, si on lui ravit cette main-d’œuvre gratuite dont elle vit ? Elle se débat avec vigueur, et au terme de la lutte elle obtient un compromis qui lui laisse, en somme, l’essentiel de ses prérogatives.

Le projet de Hardenberg ne sera appliqué qu’au paysan proprement dit, au gros tenancier qui exploite une tenure de quinze hectares environ et qui entretient les attelages de labour dont se sert le seigneur. C’est une faible partie de la population rurale. Le seigneur va bien se trouver obligé d’annexer des écuries à son faire-valoir, d’entretenir lui-même des chevaux de labour. Encore une partie des gros tenanciers échappe-t-elle aux Regulirungsgesetze et demeure à la merci du seigneur.

Mais surtout, la grande masse de la population rurale reste soumise au régime de la corvée. Sans sécurité dans la possession de la petite demeure, du jardin, du morceau de terre qu’on lui laisse,