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les cadres de l’histoire impartiale ce que l’on pourrait presque appeler la légende de Stein.

Dès 1812, l’un des hommes les plus mêlés à l’œuvre de la réforme, l’un des meilleurs auxiliaires de Hardenberg, Scharnweber, annotait avec quelque scepticisme un panégyrique administratif de l’édit d’octobre. Quiconque va au fond des choses sent, dès lors, que la législation de Stein, la législation de 1807 et de 1808, n’a guère d’autre portée que celle d’une manifestation humanitaire.

La Prusse, toutefois, ne s’en est point tenue là. L’action pénétrante des nouvelles doctrines sociales a fait plus qu’effleurer ainsi son épiderme : et le vieil organisme a subi en 1811, de 1811 à 1816, un assaut plus dangereux et mieux dirigé. C’est bien, en effet, les idées de la Révolution française, c’est bien la révolution sociale préparée en France par le travail des siècles et consommée par la crise de 1789, que Hardenberg s’est efforcé d’importer en Prusse.

Ce n’est pas seulement qu’il veuille affranchir le sujet héréditaire des biens nobles prussiens de ces corvées, de ces services gratuits qui épuisent sa substance au profit du seigneur, qui prélèvent sans salaire ses attelages, ses serviteurs, son propre travail parfois jusqu’à six jours par semaine. Lui qu’on accuse en Allemagne d’avoir été, à l’image des Français, un théoricien du droit naturel, il a conçu une œuvre autrement pratique, autrement fondamentale, que les manifestations législatives de Stein. Il a tenté d’y constituer de toutes pièces la petite propriété rurale.

C’est l’idée maîtresse de ses lois agraires, de ses Regulirungsgesetze. Le paysan s’affranchira des corvées, des services gratuits qu’il doit au seigneur, en lui abandonnant en toute propriété une partie de sa tenure qu’il n’occupe encore qu’en vertu d’un droit précaire partagé, mal défini. Le paysan subira, dans l’étendue de terre qu’il occupe, une amputation ; mais il conservera le reste et il en demeurera non plus occupant, non plus usager, non plus tenancier, mais définitivement propriétaire ; il se retrouvera affranchi de cette chape de plomb, de cette exploitation qui épuise ses forces au profit d’un tiers, affranchi surtout des incertitudes, de la précarité qui limitent son droit sur la terre.

Tel est le plan ; telle est l’idée qui fait la gloire de Hardenberg et l’importance unique, trop méconnue, de son ministère dans l’histoire intérieure de la Prusse.

Pourquoi seulement faut-il que la force du caractère s’allie si rarement chez les hommes d’État avec l’ouverture de l’esprit ? Il semble, et ce n’est point seulement en Prusse, qu’à trop bien embrasser les questions, à trop bien en saisir tous les aspects,