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À TRAVERS LA MACÉDOINE SLAVE.

En haut, sur l’un des sommets, l’église de Saint-Clément, la métropole bulgare, est une jolie église byzantine avec ses assises de pierre et de briques combinées. Tout autour, règne une esplanade dallée, ombragée de treilles. Un beau fauteuil attendait au soleil, parmi les fleurs et les feuillages jonchés, cet archevêque promis aux nations. De grands popes noirs au maigre visage cuivré, aux yeux fanatiques, surveillaient chacun de nos pas, et, sans nos chapeaux de Frandgîs, ils nous eussent expulsés… jusqu’au moment où, nous sachant Français, ils voulurent nous enivrer de raki à la santé des bérats : les Français et les Bulgares ! des frères !

Sur l’autre sommet, se dresse une enceinte de fortifications en blocage, déserte. Par la porte béante, on n’aperçoit que murs croulans, voûtes écrasées, citernes mi-combles : c’est l’ancien Castro turc. À la pointe qui domine le lac, nous nous asseyons auprès d’une petite mosquée. Elle fut construite jadis dans le pur goût seldjoucide, en marbres blancs, noirs et rouges, alternés. La vue s’étend de là sur tout le lac, sur la plaine du nord, sur les montagnes albanaises d’où nous venons et qui paraissent d’ici un mur infranchissable. Il existe bien un mur en effet, entre la fournaise albanaise et cette pacifique Slavie : ce sont deux peuples, deux mondes différens. Mais, pour le malheur des Slaves, ce mur n’est qu’en apparence infranchissable. Il suffit d’une nuit sans lune aux braves de Dchoura ou de Briniaitz, pour tomber sur cette grasse plaine et prendre leur part des récoltes, des femmes et des troupeaux. Le préfet turc envoie alors toute sa gendarmerie prévenir le gouverneur de Monastir que le brigandage n’existe plus, que la sécurité des routes est parfaite, mais qu’une troupe de bons musulmans a châtié l’insolence de quelques chrétiens. Si les paysans se plaignent trop haut, son excellence les loge et les nourrit quelques semaines dans les prisons de Sa Hautesse.

Un secrétaire de Son Excellence nous exposait, tout à l’heure, cette politique fort simple. Mais il prévoyait après les bérats de graves changemens : « Dans ce dernier coin de vieille Turquie, la Porte envoie un archevêque bulgare, un espion, un gêneur. Par ambition ou par sentimentalité, cet intrigant va protester contre les mesures les plus rationnelles, les plus habituelles, les plus utiles ; au premier emprisonnement, il parlera d’injustice : à la première incursion d’Albanais, il criera aux atrocités… » Et de son poing tendu vers le Nord, le secrétaire maudissait ces « cornus » d’Allemands : à l’entendre, Guillaume II avait écrit de sa propre main l’ordre au sultan de signer les bérats.

Le lac s’endort sous le soleil qui tombe, sans autre ride que le