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brodés et frangés pendent devant elles et, par-dessus, elles enroulent encore huit ou dix tours d’une corde de laine noire, la poiass. Leurs cheveux, nattés en cordelettes, tombent tout autour de la figure, et les mèches du bout sont engagées dans les replis de la poiass y telles nos chaînes de montre dans nos goussets. Cette race est naturellement laide et triste. Les travaux des champs lui ont cassé Téchine, ployé les épaules, alourdi les membres. L’habitude de la crainte et de la soumission a courbé sa nuque et éteint son regard. Mais on dirait que tous, hommes et femmes, ils s’efforcent encore de paraître plus tristes et plus laids. Leur costume, sans grâce et sans gaîté, est tristement brodé de vert sombre et de noir. Comme auprès d’eux il semble beau, cet Albanais en veste rouge, qui descend devant nous, campé sur son cheval, le fusil en travers de la selle, avec des airs de conquérant et des allures de maître ! Il vient de Gortcha et, sans autres biens que son fusil et sa bravoure, il va chercher fortune à Stamboul. Il deviendra zaptieh, préfet, ambassadeur, grand-vizir peut-être, et partout il tiendra son rang.


Le vallon de la descente s’ouvre sur une grande étendue plate, entre les montagnes boisées de notre gauche et les roseaux du lac sur notre droite. Devant nous, la brume noie dans les lointains des chaumes moissonnés, des maïs encore debout, des châtaigniers en masses touffues, et des arabas geignant de leurs essieux non huilés. Dans les champs humides, au milieu des fossés et des joncs, vaguent des troupeaux de bœufs. Dans les mares d’eaux croupies, des buffles dorment vautrés. Par intervalles, on entend au loin les lentes mélopées d’un peuple laboureur. Tout ici est tranquille et somnolent. Un piqueur de corvée trouble seul la paix de ce tiède matin. La courbache en main, il active de chaque côté de la route les pelles et les brouettes. Tout un village travaille à la chaussée, hommes, femmes et enfans. Le piqueur en haut fez terrorise ce peuple. Les injures et les coups pleuvent sur le dos des faibles. Pas une plainte, pas une discussion : corvée slave.

Après une heure de macadam en ornières, nous arrivons aux premières maisons de Strouga. Strouga est bâtie sur la tourbière, parmi les roseaux étales saules pleureurs. Ses maisons de bois, à quatre étages, ont un triste aspect de saleté et de délabrement, même presque neuves. Au rez-de-chaussée, des boutiques, des portes cochères, de grandes baies ouvertes où travaillent des artisans, tonneliers, charrons et batteurs de cuivre, et des portes vitrées de petits carreaux sales, derrière lesquels les toiles d’araignées masquent des intérieurs crasseux. Les étages s’avancent en encorbellement. La peinture des façades est tombée. Le bois pour-