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livre que quand on a pourvu par d’autres moyens à son existence. Nous tous, tant que nous sommes, qui étudions le sanscrit, nous avons un état fort différent qui nous fait vivre, et c’est pendant les momens que nous dérobons à cet état que nous nous occupons de cette belle étude de l’Inde, qui, cultivée seule, nous mènerait directement à l’hôpital. » Si encore il avait été récompensé de ses efforts par la reconnaissance des savans ! Mais, comme toutes les sciences nouvelles, les études indiennes venaient se heurter à une incrédulité et parfois même à une malveillance plus dures à supporter que la contradiction ; Eugène Burnouf rencontrait, parmi ceux-là mêmes qui auraient dû le soutenir, une opposition qui l’a poursuivi jusque sur son lit de mort.

Au milieu de toutes ces luttes, ses forces déclinaient. Il sentait la vie lui échapper, et il aurait voulu pouvoir prendre un secrétaire pour ménager son temps : — « Je ne me porte pas bien, écrivait-il à son neveu, et la grippe que j’ai eue n’est qu’une phase d’un malaise plus profond. » — Sa dernière lettre est du 18 mars 1852. Elle est aussi adressée à Émile Burnouf. Il lui dit : — « Je me trouve depuis le mois de novembre dans un état de santé déplorable. Ces oppressions et défaillances, que tu m’avais vues cet été, ont éclaté depuis janvier en une véritable affection nerveuse qui m’a ôté toute force, a presque détruit la possibilité du travail intellectuel, ou du moins l’a rendu lent et difficile, et m’a jeté dans une fatigue et une impuissance incurables… Il y a des momens où je ne me sens plus que l’ombre de moi-même. »


Quand j’écrivais ces mots il y a quelques semaines, ma pensée se reportait avec angoisse vers le coin de la Bretagne où une autre grande âme était en proie aux mêmes tribulations, et je n’osais poursuivre, de peur de m’avouer à moi-même le malheur qui nous menaçait, dans la crainte aussi que ces lignes ne vinssent à tomber sous les yeux du maître auquel j’avais pris la douce habitude de soumettre tous mes travaux. Maintenant le malheur est consommé Ernest Renan a rejoint cet homme auquel l’unissaient les liens d’une profonde admiration, fondée sur la plus étroite communauté de pensée. Cartons deux se sont fait de la science la même idée et se sont proposé la même tâche : — « Analyser les œuvres de la pensée humaine, en assignant à chacune son caractère essentiel, découvrir les analogies qui les rapprochent les unes des autres, et chercher la raison de ces analogies dans la nature même de l’intelligence. » — L’histoire de l’esprit humain était, suivant le mot de M. Renan, le but suprême qu’ils posaient à la science, histoire non pas improvisée par l’esprit de système ni devinée a priori par une