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quelques-uns de mes voisins, et j’ai été bien heureux de voir qu’on l’appréciait comme une preuve de rare justesse dans l’esprit. Moi, je griffonne, parce que j’ai la fièvre. » — La cure pourtant produisait son effet, lui donnant par tout le corps, suivant son expression, un sentiment de vitalité qu’il ne sentait d’ordinaire que dans la tête ; mais il retombait à peine rentré à Paris. Sa lettre à M. Guizot se termine par un post-scriptum dans lequel il s’excuse auprès de lui de se servir d’une main étrangère, et nous le montre atterré par une fièvre pernicieuse, suite des souffrances terribles contre lesquelles il avait à lutter.

Tant d’épreuves n’empêchaient pas Eugène Burnouf de travailler. À mesure qu’il avançait, le cercle de ses travaux s’élargissait. Après avoir étudié dans le zend la religion de Zoroastre, il s’attaquait au bouddhisme et, du premier coup, dans ce travail monumental auquel il a donné le nom d'Introduction, il en marquait les caractères en traits ineffaçables, à l’aide de cette méthode qui cherchait dans l’étude comparative des faits l’explication de la philosophie des idées. Les inscriptions cunéiformes appelaient aussi son attention. Dès 1836, peu après son retour de Londres, il avait fixé, dans un mémoire célèbre, les règles du déchiffrement et de la langue des inscriptions achéménides. Les inscriptions cunéiformes assyriennes, découvertes à Khorsabad par le consul de France Botta, l’attiraient. Il aurait voulu avoir assez de temps pour s’y consacrer, et Dieu sait quel profit les études assyriennes n’auraient pas retiré de sa méthode et de ses efforts ! Parfois il lui arrivait de regretter d’avoir consacré la meilleure partie de sa vie à des recherches aussi arides : — « Pour un os de paléothérium, que de plâtre et de craie utile ! écrivait-il à Schlegel. Je gémis sous une masse d’épreuves aussi épaisse et aussi pauvre que la couche marneuse qui recouvre le bassin de Paris. » — Il enviait le sort de Prinsep : — « Vous êtes maintenant dans la grande voie des découvertes. Nous sommes loin, nous, de faire de si rapides et si brillans progrès. Nous manquons de monumens et nous ne pouvons étudier que la philologie. Là encore il y a place pour des découvertes en ce qui touche la religion, la philosophie et la littérature ; mais ces découvertes le cèderont toujours en intérêt aux découvertes historiques. L’explication et l’interprétation des textes est une tâche fastidieuse et aride. Il faut l’entreprendre cependant. »

Surtout il était affligé de l’isolement où il se trouvait réduit et, dès 1830, il en signalait la cause avec amertume, dans des termes qui n’ont pas cessé d’être vrais, en quelque mesure : « Ces études sont si infructueuses en France, disait-il, elles sont si complètement inutiles pour se faire une carrière, qu’on ne s’y