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son esprit, que je ne connaissais que dans ses livres ; je lui ai fait, en anglais, le plus beau compliment que j’ai pu ; j’étais visiblement ému ; il m’a compris et m’a donné une cordiale poignée de main ; après quoi nous avons commencé à causer de mes projets et des moyens qu’il était dans son intention de me fournir pour me mettre à même de les exécuter. Il a, quelques instans après, pris son chapeau pour me conduire immédiatement à la bibliothèque bodléienne. » Il y a, dans cet accueil cordial et silencieux, dans ce caractère pratique joint à l’élévation des pensées, dans ce strict emploi du temps, la peinture d’une race.

Le voyage d’Eugène Burnouf avait un but scientifique ; il venait pour étudier les magnifiques manuscrits que possédait l’Angleterre. À partir de ce moment, il n’est plus question que de bibliothèques et de manuscrits, le tout entrecoupé d’épisodes d’un caractère vraiment londonien. « Dans l’omnibus, damnée voiture qui va comme le vent, en entrant, je manquai de tomber sur le strapontin, mon poing passa à travers le bois du fond et le perça de part en part, sans aucun dommage pour ma main. Le panneau tomba dans la rue, les Anglais éclatèrent de rire. » Marvellous ! Un d’eux dit : « C’est un Français ! » Et un autre ajouta : « N’en dites rien, monsieur, il y a trop de bruit ici pour que le cocher s’en aperçoive. » D’Oxford, en effet, il est venu à Londres, et son temps se passe à courir du British-Museum à la compagnie des Indes, et c’est toujours le même travail fastidieux de copie : « J’éprouve autant de satisfaction à t’annoncer que tu en auras à l’apprendre, que j’ai terminé la collation du premier des sept manuscrits qu’il me faut voir à la compagnie. Avec le manuscrit d’Oxford, j’ai donc fait deux manuscrits en quinze jours chacun. Il m’en reste six, ce qui me donne trois mois et me conduit à la fin de juillet. »

Cependant, la besogne s’allongeait. Cette organisation méthodique de la vie lui était à charge. Il écrit à Jules Mohl : « Mon travail va ici aussi bien qu’il peut aller dans une ville où l’on est obligé de faire une lieue et demie pour aller chercher des manuscrits, et où il faut avoir de l’ardeur à point nommé, de dix à quatre heures. » Ce travailleur acharné avait une âme de poète. N’est-ce pas lui qui écrivait quelques années plus tard à M. Émile Burnouf son neveu : « J’espère que tu sauras te consoler dans le commerce de la poésie, de la musique et de son humble sœur la grammaire. C’est la dernière, la seule de ces trois belles filles à laquelle j’ai voué mon culte. Elle n’est pas la plus amusante, mais je lui dois le peu que je sais, et elle m’a toujours aidé à passer les mauvais jours. » Elle avait beaucoup de peine à