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pousser un brin d’herbe, si la nature n’y a pas consenti ; la nature ne sait pas ce qu’elle veut, à notre estime du moins ; mais elle sait faire pousser. Nature et peuple ont reçu en propre le mystère de la vie. — Que l’on ne m’objecte pas les rares génies qui ont dirigé avec bonheur et sûreté les destinées d’une nation ; l’histoire nous les montre incarnant l’âme populaire ; ils n’ont fait œuvre vivante que dans la mesure et durant le temps où ils incarnaient cette âme. On peut discuter sur chaque cas particulier, et il est impossible de prouver les assertions en cette matière ; on y est averti par le sens historique. Ceux qui ne l’ont pas ne verront qu’un paradoxe dans ce qui était axiome pour un Michelet.

La vie ! c’est le premier besoin de l’humanité, avant même la vérité ; si tant est que vie et vérité ne soient pas synonymes. Les hommes ne se résoudront pas à vivre de ce qui suffisait à l’Ecclésiaste du Collège de France, « de l’ombre d’une ombre. » De là notre objection capitale contre la méthode en honneur dans l’école de M. Renan, notre peu de confiance dans la durée de cette méthode, qu’on pourrait appeler la destruction de la vie par l’analyse. Il a dit un jour : « Nous nous éloignons de la nature à force de la sonder. Cela est bien ; il faut continuer ; la vie est au bout de cette dissection à outrance[1]. » Conclusion difficilement soutenable ; prémisse rigoureusement vraie, et qui donne bien à réfléchir. On sent aujourd’hui dans le monde de la pensée une réaction contre ces empiétemens de la chimie intellectuelle, et comme l’arrêt épouvanté de l’être qui veut vivre devant le narcotique où il flaire le poison. Réaction tardive pour beaucoup d’entre nous ; nos efforts pour nous reprendre seront peut-être vains. Nous avons tous dormi de délicieux sommeils à l’ombre du mancenillier. Et c’est si curieux, si amusant, la chimie ! Mais ceux qui viennent, ceux qui arrivent d’en bas, restreindront des expériences où se volatilisent les alimens dont ils ont besoin. Ils n’accepteront plus l’erreur de raisonnement qui présente un corps organique comme suspect, artificiel et inutile, parce qu’on a su le décomposer en ses élémens premiers. La foule se précipite vers la source, assoiffée d’eau ; le chimiste a décomposé cette eau dans ses puissans voltamètres. Un court dialogue peut résumer le procès pendant entre l’analyse à outrance et l’instinct vital. — Nous voulons de l’eau. — Il n’y a pas d’eau ; il y a de l’hydrogène et de l’oxygène. — Refaites-nous de l’eau. — Je puis dissocier les élémens ; je n’ai pas le moyen de les réassocier. D’ailleurs, l’eau que vous demandez était fausse ; voici les véritables substances dont elle se composait,

  1. Souvenirs d’enfance, préface, p. IX.