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jour où le peuple a désappris la lecture de certain petit livre, banni de l’école.

La science inductive est-elle le seul instrument de connaissance, la seule créatrice de vérité ? Il nous vient des doutes graves à cet égard ; nous serions tentés de faire une large place à l’intuition ; nous la lui ferions tout au moins dans le domaine moral, où l’intuition s’appelle la conscience. Surtout, nous sommes revenus de l’engouement qui fit voir dans la philologie, et plus généralement dans les recherches d’érudition, d’infaillibles moyens pour déchiffrer tous les rébus de l’histoire. Ici encore, nous donnerions volontiers raison à M. Renan contre M. Renan, aux heures découragées où il s’écrie : « Sciences historiques, petites sciences conjecturales, qui se défont sans cesse après s’être faites, et qu’on négligera dans cent ans[1] ! » Nous ne nous sentons pas capables d’obtenir une vérité objective, absolue, sur l’insaisissable, l’invisible passé. Un dessin des grandes lignes communément accepté, soit ; mais le détail exact nous échappe. L’expérience quotidienne des faits contemporains nous enseigne que ce détail a trop d’aspects divers. Les interprétations et les reconstructions historiques nous apparaissent comme les visions personnelles de quelques regards originaux, regards d’un Renan ou d’un Michelet, d’un Montalembert ou d’un Fustel de Coulanges, d’un Macaulay ou d’un Carlyle. Les uns avouent qu’ils peignent, d’autres soutiennent qu’ils photographient ; mais nous savons bien qu’aucun d’eux ne tient l’objet qu’il représente, et que chacun de ces esprits en a recréé l’image suivant les lois particulières de son optique.

M. Renan n’accordait de créance qu’à l’évidence historique ; en un sens, nous croyons être plus fidèles que lui à cette discipline. Devant les grands produits de l’histoire, qu’il s’agisse du monde romain, du moyen âge, de la révolution, ou d’un phénomène religieux tel que le christianisme, nous sommes surtout frappés par l’arbre immense, indéracinable, qui s’impose à notre vue comme un être vivant et fructifiant. Ce qu’on nous raconte de la ténuité et de la fragilité de ses premières racines nous touche peu. Voici le germe d’où est né le géant, nous dit-on ; ce germe est quelconque, sinon même avarié. C’est qu’on a mal vu, c’est qu’on ne pouvait pas voir le germe. Analysez des milliers de glands, que votre expertise vous montrera tous pareils ; vous ne saurez jamais dire pourquoi celui-ci a produit un chêne majestueux, tandis que les autres sont restés stériles ou n’ont donné que de maigres arbustes. Il y a eu pour ce gland désignation dans l’insondable, décret nominatif, comme

  1. Souvenirs d’enfance, p. 263.