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l’eau. — Avec son modeste tonnage de 100, notre navire est encore supérieur de 40 tonneaux à la plus petite des trois caravelles qui composaient la flotte de Christophe Colomb, lorsque le grand homme partit à la découverte de l’Amérique.

Pour la courte installation de deux nuits et d’un jour, la question de confort est de peu d’importance, heureusement. Les dames sont assez convenablement logées, mais les messieurs, — ce sexe est partout sacrifié, — n’ont que deux cabines à leur disposition. L’excédent couche sur les banquettes de la salle à manger. Quand les passagers sont assez peu nombreux pour tenir sur un seul côté du dortoir improvisé, on leur fait obligeamment remarquer qu’ils ont tout intérêt à se placer à gauche, exposition plus à l’abri de l’air froid qu’amène le couloir.

« Le lac Titicaca, dit le petit guide espagnol que j’ai en main, est le plus élevé au monde de ceux qui sont navigables. Il est à 523 kilomètres de la côte, à une hauteur de 12,550 pieds. Il a environ 190 kilomètres de long et de 55 à 70 de large. Sa profondeur arrive à 1,000 pieds. »

C’est en effet une jolie profondeur. Mais en dépit des beaux pics neigeux, tels que le Sorata, qui se montrent au fond du tableau, le lac est d’un morne aspect avec ses eaux sans transparence, ses rives désertes, sa ceinture de montagnes d’un vert débile, déteint en jaune, tout aussi rases que la lagune du soroche. Il semble porter le deuil désespéré du florissant empire si bien anéanti par les conquistadores qu’en dehors de l’Amérique, l’histoire ne cite pas un second exemple d’une destruction aussi parfaite.

La côte est cultivée par places, mais il paraît que les Indiens ont l’habitude de demeurer à d’assez grandes distances de leurs champs, dans des maisons disséminées, peu apparentes, en sorte que ces terres travaillées sont d’abord énigmatiques.

À deux heures, nous passons devant l’île Titicaca. Si les destinées de l’empire des Incas n’avaient pas été interrompues par le fer et par le feu, cette île serait aujourd’hui, comme jadis, couverte de temples, et de tous les points de l’horizon, les pèlerins, se succédant sans interruption, viendraient fouler le sol sacré et visiter les autels de cette terre considérée comme le sanctuaire de la nation. C’est là qu’apparut, à l’origine des temps, le dieu Vira-cocha qui organisa sur son passage les élémens célestes et terrestres jetés dans la confusion, créa la race humaine, et ce travail accompli, ayant atteint le pays baigné par la mer, s’avança sur les flots où il marchait comme sur la terre ferme, puis disparut à l’horizon. Plus tard, ce fut encore de là que sortirent Manco Capac et sa compagne Mama Oello qui instruisirent l’humanité sauvage. C’est cette mystérieuse apparition, historique, mais divinisée par