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visibles sur leur fond bleu, sur lesquelles flottent une ou deux cassures blanches, esquisses de sommets reculés et élevés, perceptibles grâce au miroitement des neiges ; et les stries régulières que la nappe docile a contractées sous la poussée du vent lui donnent le reflet d’une étoffe moirée.

Depuis bientôt trois heures que nous roulons, j’ai, comme de juste, cherché à lier conversation avec mon voisin, personnage dont l’humeur concorde pleinement avec la réputation de sociabilité partout établie des Péruviens. Ce caballero, pour parler la langue du pays, se trouve être le général qui a défendu dans le temps la place de Pisagua contre les Chiliens, le général I. Recavarren.

— J’appréhende, lui dis-je, le soroche (mal des montagnes). Des compatriotes à moi qui ont exécuté le voyage que j’entreprends ont beaucoup souffert, et constamment, de cette singulière affection. C’est une perspective peu agréable que celle de vivre comme le poisson hors de l’eau ou la souris sous la machine pneumatique ; mais certains tempéramens, dit-on, ne peuvent absolument s’accommoder du séjour en Bolivie où je me rends. Ceci est inquiétant.

— On embellit toujours un peu, mais vous pouvez être certain que les personnes dont vous parlez étaient atteintes d’une affection du cœur ou des voies respiratoires. Dans ces deux cas, le soroche est persistant et peut devenir dangereux. Sur cette ligne, un Anglais et un Chilien sont morts en arrivant à Puno. Mais ce sont là des accidens comme il en arrive dans le va-et-vient de notre société périssable. Le fait même qu’on cite ces cas malheureux prouve leur rareté et doit rassurer la masse des voyageurs. En somme, tout individu qui n’est pas asthmatique et a le cœur en bon état ne ressent que peu ou pas le soroche. Au pis-aller, vous aurez une acclimatation d’une quinzaine de jours à La Paz.

— Pourquoi employez-vous l’expression de marearse, avoir le mal de mer, en parlant du soroche ? Y a-t-il un rapport entre ces deux maladies ?

— Toutes deux déterminent une complète prostration, mais le soroche est caractérisé par de la migraine, de l’oppression et, dans les cas graves, de l’hémorragie. Les femmes le ressentent plus vivement que les hommes, absolument comme le mal de mer, et j’imagine que ce sont elles qui, sur une apparence d’analogie, ont introduit par image cette confusion dans le langage.

— Jusqu’à présent je n’ai rien.

— Je le crois bien ! Nous sommes à peine à un kilomètre en hauteur. Ce n’est qu’à partir d’Arequipa, où nous arriverons ce soir et d’où vous sortirez demain matin, que le soroche exerce son effet.