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diminution, couvertes de mousses, de gazon, de forêts basses au feuillage noir et persistant. Ces montagnes n’ont pas de très considérables élévations. La mer tranquille du détroit ne les a pas déchiquetées en falaises grandioses : leurs contours ne s’accidentent pas des hardies découpures dont le roc vif prend le dessin sous le travail des eaux. Les grands traits naturels, les glaciers, les murs titaniques, les sombres couloirs, sont plus loin, dans l’intérieur des terres et le long des canaux plus reculés de ce labyrinthe de bras de mer. Les lignes ici sont gracieuses, simples, et composent un paysage qui, transporté sous une latitude plus clémente, serait souriant et amical. Mais le ciel magellanique, comme on disait au siècle dernier, sans détruire cette beauté, la transforme, et lui donne une expression de profonde mélancolie.

Ces sites rappellent beaucoup, — nettement dans leur tracé, — les aspects les plus typiques du Suwonada, la mer intérieure du Japon, qui, géographiquement, a une grande analogie avec le détroit. Mais ce n’est que le paysage fantôme de la nature japonaise. Il n’en a ni les chaudes couleurs, ni la vue des villages côtiers, ni la circulation des jonques ; la vie en un mot.

Un peu avant le coucher du soleil, nous mouillons à la baie de Borja, à quelques brasses du rivage. Nous débarquons avec le canot envoyé par le département des vivres à la recherche des moules qu’on récolte par tonneaux dans ces parages.

Notre première opération est la reconnaissance de certaines barres horizontales, très nombreuses, formant des traits de raccord d’un arbre à l’autre, qui nous avaient intrigués avant même le complet arrêt du bateau. Ce sont des planches clouées, de grands écriteaux portant des dates et les noms d’une quantité de navires qui se sont arrêtés à cet endroit. Ces témoignages du passage des hommes peuplent cette solitude, mais à la manière des tombes qui garnissent un cimetière. On n’entend pas le plus léger bruit, aucune agitation ne révèle, à perte de vue, la vie humaine ou animale. Le regard est d’abord séduit par le site, qui est un des plus beaux du détroit. Les petites îles rondes, pas plus grandes que ça, séparées par de minces couloirs qui conviendraient si bien à des pirogues sauvages pour le jeu de cache-cache, rappellent d’abord à l’imagination les classiques berceaux de verdure et corbeilles de fleurs. Mais ces fleurs, véritables curiosités d’herbier, sont trop fluettes et trop disséminées pour faire nulle part la moindre tache vive. Elles n’existent que botaniquement parlant. Quant au feuillage, la nature a dû l’armer pour l’existence sous ce rude climat. C’est une verdure de buissons et de ronces dont les feuilles, petites et dures, piquent comme des épines : les aiguilles, en boules ou en palmes, des conifères. Et une tristesse, qui fait partie