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une petite Terreur à Punta-Arenas : fermeture des maisons à partir de six heures, exception faite de quatre établissemens privilégiés ; visites domiciliaires et confiscation des armes des particuliers, y compris les étrangers. Enfin, pour relever la gaîté affaissée du public, circulation de patrouilles nocturnes lançant, en présence de toute ombre mouvante, le sacramentel Quien vive ? auquel le promeneur, — s’il en reste dans ces conditions, — doit répondre bien vite : Chile ! sous peine d’essuyer des coups de fusil. Nous regagnons le bord sans mauvaise rencontre, et, au point du jour, le Tafna est déjà loin en mer.

C’est ainsi que notre première escale dans l’Amérique du Sud nous rappelle que nous entrons dans la patrie par excellence des guerres civiles.

Nous passons devant Port-Famine, vieil établissement des premiers temps de l’occupation espagnole, dont les habitans, à l’exception d’un seul, moururent de faim, circonstance qui refroidit si bien l’élan de la colonisation que, durant deux cent cinquante ans, personne ne songea à s’établir dans le détroit. Un autre souvenir se rattache à ce point, celui du fameux tonneau qui desservait la correspondance entre les deux océans : chaque navire y jetait les lettres qu’il voulait expédier derrière lui, et se chargeait de celles qu’il y trouvait à transporter, devant lui. Ce bureau sans buraliste fonctionna jusqu’à la naissance de Punta-Arenas.

Peu après, nous apercevons les débris d’un navire sombré, il y a quelques années, sur un haut-fond. Ce bâtiment appartenait à la compagnie anglaise existante P. S. N. C. (Pacific S team Navigation Company). Les Américains du Sud s’amusent à traduire cette abréviation : Picaro Sin Ninguna Consideracion.

À partir de Punta-Arenas, le froid s’accentue ; le détroit prend son véritable aspect, tout différent de celui de l’entrée. Le mauvais temps se présente sous toutes ses formes, presque simultanément. Les variations météorologiques, ailleurs alternées, rentrent les unes dans les autres comme les tubes d’une lunette d’approche : nous passons en quelques minutes de la pluie à un vent cinglant, du vent à la neige, à quoi succède une brume épaisse. Dès qu’elle est dissipée, on voit un ciel brouillé, avec des triangles de lumière perçant par des éclaircies de nuages sombres tout prêts à se résoudre en pluie. Mais ce qui subsiste au milieu de ces changemens à vue, c’est l’humidité, la froide et triste humidité qui rampe sur mer en lambeaux que les pâles rayons solaires n’arrivent pas à disperser, qui, sur terre, imbibe les plantes comme des éponges, par les feuilles et par la racine.

La côte se dresse à droite et à gauche en montagnes poudrées d’une neige qui, dit-on, subsiste en été sans très grande