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L’équilibre moléculaire serait détruit, et la trombe se pulvériserait.

Nous sommes enfin dans le célèbre détroit, mouillés dans la baie Possession, où nous venons d’arriver et où nous attendons le jour. À moins de très belle lune, il est rare que les navires circulent de nuit dans le canal, non pas à cause de la mer qui est abritée de tous côtés et toujours très calme, mais de peur des sables et des récifs qui encombrent le passage.

Au point du jour, nous reprenons notre route. Le canal a dans cette région une ample largeur moyenne soumise à des vicissitudes, à des dilatations et à des étranglemens, mais jamais telle qu’on ne distingue très nettement, à droite et à gauche, les deux côtes, plates, sablonneuses ou terreuses, jamais vertes. Elles sont même assez souvent suffisamment rapprochées pour qu’on puisse se figurer naviguer sur une grande rivière voisine de son embouchure. Car le chenal ne semble plus être de la mer. L’eau est verte en raison du peu de profondeur, tranquille à cause de la protection des terres, et le vent droit et cinglant qui nous coupe le visage chasse devant lui de légères vagues de rivière dont le mouvement paraît dépendre d’un courant fluvial. On pourrait se croire sur quelque Rhin dépouillé de ses cathédrales gothiques, mais toujours paré de sa robe émeraude. Pendant ce temps, l’œil se promène sur les rives sans rien rencontrer absolument qui amuse sa curiosité. Rien sur la côte, des hommes à la taille gigantesque, des Indiens aux grands pieds, ou du moins dénommés tels. Rien non plus sur l’autre bord, encore plus mystérieux, la patrie des étranges Fuégiens, les sauvages nains qui vivent nus au pied des glaciers, dans la neige, grâce à une couche de tissu adipeux.

Il fait froid, mais rien que de très supportable. Cela empirera demain, paraît-il. C’est surtout de l’autre côté de Punta-Arenas, où nous allons arriver au coucher du soleil, que le détroit prend la physionomie à laquelle il doit sa réputation. Là les grands paysages, la température rigoureuse, la rencontre possible des Fuégiens qui viennent échanger contre du biscuit de vieux vêtemens, du tabac, leurs armes, unique échantillon de leur industrie, et leurs peaux de bêtes. Là, enfin, la mer enragée de Pilar.


Un peu avant sept heures, nous stoppons devant Punta-Arenas. L’obscurité est profonde déjà. On n’aperçoit de la ville, dont nous sommes très près mouillés cependant, que quelques rares lumières.

Punta-Arenas, une heure auparavant, nous avait fait un effet plus imposant. Ce n’est qu’un petit port avec environ deux mille habitans, mais il est prospère. Le peu de vie éparse sur la