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du reste, comme le spectacle de l’immuable pleine mer avec son horizon si court et ses insipides flots bleus. Les poètes qui l’ont chantée ne l’avaient certainement jamais contemplée, et doivent être rangés dans une catégorie accessoire et lyrique du corps des voyageurs en chambre !


Nous sommes à Saint-Vincent. Enfin ! car, avec le Tafna, on ne peut pas dire qu’on dévore l’espace. C’est notre dix-neuvième journée de traversée, et pour mon compte, il me reste un long trajet avant d’atteindre Mollendo, mon port de débarquement sur la côte péruvienne. Mais patience ! Tout vient à point à qui sait attendre.

Saint-Vincent est le meilleur port des îles du Cap-Vert. Je crois qu’après être resté dix ans dans ce petit trou, on n’a guère plus long à en dire qu’après l’avoir habité pendant quatre heures consécutives. Ce n’est pas absolument laid. Ça a un faux air de Port-Saïd. C’est presque aussi aride, mais les montagnes relèvent le prestige du site. Saint-Vincent appartient aux Portugais et est peu prospère. Ce n’est qu’un entrepôt de charbon, mais sur un grand chemin de navigation. Aussi, la localité renferme-t-elle encore quelques milliers d’habitans.

Nous trouvons une température assez douce, mais le pays a le faciès absolument brûlé par le soleil, et on doit y cuire assez intolérablement pendant l’été. Les maisons sont d’une simplicité extrême. Pas de vérandahs comme sur les concessions cossues de l’extrême Orient, Shanghaï ou Yokohama. Rien d’ailleurs qui rappelle le style oriental ou, à plus exactement parler, l’installation de là-bas accommodée au climat du pays oriental : des murs minces recouverts d’un crépi terreux ; des portes et des volets peints en vert comme dans nos campagnes, très peu d’ouvertures vitrées. Dans les maisons, presque pas de meubles, des parois badigeonnées au lait de chaux, nues à l’exception des portions décorées de chromolithographies aux couleurs violentes, représentant pour la majeure partie la sainte Vierge avec tandos os santos du paradis. Celles des rues qui ne sont pas cailloutées, tapissées de sable, font, comme à l’isthme de Suez, l’effet de bandes découpées dans le désert.

Mais l’habitant est bien plus joli que sa coquille. Je vois pour la première fois le pays nègre, non pas les nègres de Port-Saïd ou d’Aden, dépouillés de toute saveur de terroir, placés dans un milieu impropre an développement d’une originalité nouvelle, mais les vrais nègres de la tradition ; les vraies négresses à madras multicolores, en robes roses, en robes blanches, à fichus rayés de