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Le 30, cependant, en conformité du dicton : Après la pluie le beau temps, nous mouillons à Pauillac par un calme parfait. Nous avons payé notre tribut au roi des flots.

Bordeaux ! c’est la dernière ville de France et d’Europe inscrite sur notre itinéraire, les colonnes d’Hercule de la grande civilisation. Le soleil de la veille de mai nous fait la faveur d’une gaie journée. La plaine du Médoc, jalonnée de stations portant les noms des crus fameux, défile par les portières de notre petit chemin de fer. Voici Bordeaux et ses maisons blanches et basses. Et elles ont bien raison ; c’est plus gai que les étages indéfiniment superposés de Lyon qui font ressembler les rues à des tranchées, les places à des citernes. La coiffe populaire des Bordelaises, dernier lambeau de couleur locale dans notre patrie de costume égalitaire, anime aussi la foule d’une note pittoresque. Nous avons vite fait d’égrener le chapelet d’heures octroyé par un loisir de la navigation : les voyages forment la jeunesse en lui apprenant la valeur du temps dans les escales. Le lendemain, à quatre heures, nous reprenons notre marche.

Les incidens de route, en mer, sont rares, et le mieux qu’on puisse souhaiter est encore de n’en pas avoir, car les aventures maritimes se présentent volontiers sous forme d’accidens. Nous étions pourtant destinés à faire une rencontre dont les suites ne devaient rien avoir de défavorable. Le soulagement d’une infortune et, comme circonstance résultante, un débarquement à Lisbonne nous étaient réservés. Le 4, nous découvrons un vapeur anglais immobilisé par un accident de machine, la Marchioness (marquise) dont les signaux nous indiquent la situation. Un dialogue s’engage immédiatement entre les deux navires au moyen des petits drapeaux aux valeurs conventionnelles qui circulent prestement le long des cordages. Le résultat de cette mimique de sourds-muets qui constitue le volapuk nautique est que nous halerons notre confrère embarrassé jusqu’à Lisbonne. Remorquez-vous les uns les autres, aurait peut-être dit l’Évangile si la Judée eût été une puissance maritime. Mais ce précepte humanitaire n’est pas seul à animer notre capitaine dans la joie qu’il témoigne et l’ardeur qu’il déploie à organiser un sauvetage qui assure à ses passagers, désintéressés dans la question des gratifications que la capture de l’Anglais rapportera aux officiers du Tafna, un retard d’au moins trois bonnes journées. Ces sortes de rencontres sont des plus avantageuses et se règlent suivant une procédure rigoureuse qui coûtera une centaine de mille francs à la pauvre Marquise ; peut-être plus, car, en pareil cas, les exigences du sauveur sont toujours de beaucoup supérieures à la reconnaissance du libéré, et les