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municipaux, le maire, apprenant qu’il eût suffi pour cela de justifier d’un minimum de 500 âmes, redemandait bravement le dossier qu’il venait d’expédier à la sous-préfecture et s’assurait le succès sans autre effort que l’invention de quelques noms et prénoms supplémentaires.

Les bulletins individuels peuvent eux-mêmes se trouver viciés par les dissimulations volontaires ou inconscientes des déclarans. Quand, avant 1870, on demandait aux familles combien elles comptaient de membres idiots, crétins, goitreux, etc., il n’est pas étonnant qu’elles montrassent quelque répugnance à confesser de si fâcheuses disgrâces. Les faux ménages, sachant qu’ils n’ont pas de papiers à produire à l’appui de leurs dires, se font volontiers passer pour vrais. Les étrangers peuvent croire qu’ils éviteront certains ennuis en se naturalisant Français de leur propre autorité. La désignation des professions donne lieu à plus de quiproquos encore. Et les âges ! Il y a d’abord la tendance naturelle des illettrés à arrondir des nombres dont ils suivent mal la progression : tel paysan aura quarante ans jusqu’à ce qu’il en ait cinquante. Les femmes, au contraire, reculent devant le nombre rond et ne s’y laissent amener qu’à la dernière extrémité. Même devant le recenseur, à qui cela n’importe guère, elles aiment mieux avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans que vingt-six ou vingt-sept ; et quand on dresse la « pyramide des âges, » figure familière aux démographes et où les philosophes trouveraient aussi des sujets de méditation, il suffit de comparer, en ce qui concerne le sexe féminin, les deux étages superposés que sépare la vingt-cinquième année pour s’assurer que la sincérité n’est pas la vertu dominante des servantes de sainte Catherine.

Une coquetterie inverse pousse certains vieillards et ceux qui les entourent à majorer indûment un âge déjà lourd à porter. C’est une gloire comme une autre que d’avoir cent ans, et les nonagénaires, qui n’ont plus guère à leur disposition que cette ambition-là, profitent parfois des caprices d’une mémoire fatiguée pour se décerner à eux-mêmes ou pour se laisser décerner par autrui le titre envié auquel ils n’ont pas encore droit. Le Canada et la Bavière en 1871, l’État de New-York en 1875, la Prusse en 1885, avaient reconnu que beaucoup de leurs soi-disant centenaires n’étaient que des aspirans centenaires. En France, le dénombrement de 1886 a été suivi d’une vérification du même genre et d’une démonstration identique. Il avait été inscrit 184 individus annonçant cent ans ou plus. Un tel cortège de siècles, comme dit Chateaubriand, faisait honneur à la longévité française. Mais lorsque l’administration se fut mise en campagne pour passer en revue cette légion de vétérans, il fallut en rabattre. Sur les