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son talent. Nous le saurons mieux dans quelques jours, quand nous aurons lu Cosmopolis.

Ai-je besoin de faire observer que cette faculté de développement ou de transformation, — quelque surprise qu’elle puisse un jour ménager à la critique, — est ce qui fait de M. Paul Bourget l’un des écrivains les plus intéressans que l’on puisse étudier ? Heureusement différent en cela de tant d’autres, il est de ceux qui se laissent instruire par l’expérience de la vie, dont le siège n’est jamais fait, qui le refont et qui le recommencent toujours. C’est ce qui le distingue de quelques-uns de ceux qu’on lui oppose, l’auteur de la Débâcle, ou encore celui de la Rôtisserie de la reine Pédauque. Je néglige aujourd’hui le second, dont je dirai tôt ou tard les grâces péniblement apprises. Mais, dans la Débâcle, j’en appelle à tous les lecteurs, il n’y a rien de plus que dans l’Assommoir, et vingt ans ont passé sans qu’aucune clarté nouvelle ait filtré dans l’esprit puissant, mais opaque de M. Émile Zola. Tel il était voilà vingt ans, et tel il est encore aujourd’hui. Ses excursions « documentaires » ne lui ont rien appris. Changez seulement le titre, c’est toujours le même roman, avec les mêmes défauts ou les mêmes qualités. Une fois pour toutes, il a jadis fixé sa vision du monde, — avec défense au temps même d’y rien modifier, — et les années, depuis lors, ont coulé vainement pour lui. Mais le psychologue ou le moraliste, qui a le sens de la complexité des choses ; qui sait que la connaissance du monde ou de l’homme ne s’improvise point ; qui se défie toujours de l’insuffisance de son expérience, celui-là se renouvelle insensiblement tous les jours ; il s’enrichit tous les jours d’impressions encore inéprouvées ; tous les jours il explore quelque province encore mal connue. C’est ce que M. Bourget a fait depuis vingt ans ; c’est ce qu’il fera, nous l’espérons, longtemps encore ; et si, de toutes les raisons qu’on peut donner pour défendre le « roman psychologique, » il a, dans sa Préface, omis la meilleure, comme étant la plus personnelle, nous serions bien injustes, en terminant, de ne pas la signaler. Entre tant de formes ou d’espèces du roman, le roman d’aventures est la plus amusante, le roman de mœurs est la plus passagère, le roman à thèse est la plus passionnante, mais le roman psychologique est peut-être la plus conforme à la notion même du genre, la plus intellectuelle, et d’ailleurs la plus difficile à traiter.


F. BRUNETIERE.