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III

Ce n’est point un autre Quinet que je vais essayer de peindre ; c’est le même, mais jeté dans l’action, et forcé par elle à décider et à conclure. Il avait un mysticisme vague, dont pouvaient s’accommoder et se réjouir toutes les âmes religieuses, à quelque culte qu’elles appartinssent, et qu’il promenait à travers l’histoire universelle, en y admirant partout l’empreinte de la main divine, quelque nom, du reste, que portât Dieu. Jeté dans l’action, il faudra qu’il dise et un peu qu’il sache, avec qui il est dans la grande mêlée des partis religieux et philosophiques. Il faudra qu’il se réduise pour se préciser. Ce travail se lit en lui entre 1841 et 1843, entre son cours de la faculté de Lyon et son cours du Collège de France, entre le Génie des religions et les Jésuites. Il était déiste dans l’âme, religieux et convaincu de la nécessité d’une religion de toutes ses forces, chrétien avec complaisance ; d’autre part, très individualiste, très passionné pour la liberté de penser, très réfractaire à l’autorité en affaires intellectuelles. Il était individualiste en choses religieuses, comme l’est assez naturellement un inventeur en choses religieuses. Il se sentait plus que prêtre, il se sentait un peu fondateur de religion, tant il était bon et spécieux interprète des dieux, sarer interpresque Deorum. Chrétien individualiste, chrétien libre, fils de protestante du reste, et ayant beaucoup vécu, vivant encore de la vie morale de sa mère, il ne pouvait devenir que protestant. — Il le devint, sans affiliation formelle, très nettement. La France protestante fut son rêve, plus ou moins avoué, quoi qu’il en ait dit même parfois, mais persistant, depuis 1842 jusqu’à la fin presque de sa vie. C’est l’idée qui domine, même quand il s’en défend, dans les Jésuites, le Christianisme et la Révolution française, l’Enseignement du peuple, la Révolution. Il s’y sent toujours ramené et comme acculé et par tous ses désirs et par toutes ses répugnances. Point de catholicisme : il a comme fermé l’esprit humain ; il a, par la rigidité d’un dogme fixé et irréparable, arrêté les essors possibles de l’intelligence, surtout arrêté la faculté de produire de nouvelles idées religieuses, de nouvelles formes religieuses, et de nouveaux états d’âme religieux, interdiction et empêchement qui sont évidemment pour Quinet les plus sensibles et les plus insupportables rigueurs ; il a, pour cette cause, stérilisé intellectuellement, et même d’autre sorte, les pays restés sous son influence, Italie, Espagne, France même, n’était qu’elle a à demi échappé à son autorité par la liberté de penser ; il a, sous sa forme dernière, le jésuitisme, proscrit presque, non plus seulement la pensée religieuse indépendante, mais la pensée même,