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volante, qui se perd, la nostalgie de l’encre d’imprimerie, des épreuves fraîchement tirées, de l’alignement des caractères qui donnent aux mots des reliefs lumineux, aux phrases des formes saisissables.

Une lâcheté singulière, alors, le rendit accessible à des compromissions nouvelles. Il entrevit un moyen terme. Il imagina de tromper son esprit par une illusion plus complète, l’illusion d’un effort pareil à l’effort d’autrefois dans un labeur différent. Tout l’art littéraire n’était pas enfermé dans le roman. L’histoire, la philosophie, la critique, offraient un champ très vaste, à l’exploitation duquel une femme se fût rencontrée inhabile ; et il lui parut que, sans violer sa parole, sans trahir son engagement, il lui était loisible de se livrer à un travail qui, même si Marie fût demeurée, n’eût pu être accompli que par lui seul.

Paul céda, vite convaincu. Il médita un travail de critique sur des époques disparues, des époques où, toujours, ainsi qu’en des ruines souterraines, les fouilles exhument des choses ignorées. Il étudia, aussi intéressantes que des analyses de roman, de mystérieuses physionomies dont tous les voiles n’avaient point été levés. Il jeta, sur des événemens confus, des clartés, les présenta sous un jour dont leur aspect, fut modifié. Il ajusta des effets et des causes, relia, par des fils inaperçus jusque-là, des faits en apparence isolés. Puis il groupa, composa, étageant les plans successifs, distribuant l’ombre et la lumière, accusant les reliefs. Des mois, il eut le ravissement intime de l’idée jaillissant enfin de la subtile construction des phrases, l’orgueil des conclusions fatales après lesquelles l’esprit satisfait se repose, comme on se repose au site enfin atteint à travers une longue route pittoresque ; il eut la volupté des lignes s’ajoutant à des lignes, des pages surmontant l’amoncellement des pages, de la senteur de l’encre d’imprimerie, de l’odeur du bouquin ; la sensation triomphante de l’œuvre lentement édifiée.

Pourtant, lorsqu’il eut terminé, dans la détente qui suivit la fureur de production en laquelle il s’était jeté, son esprit perçut qu’un autre désir avait persisté. Certes, il avait retrouvé son équilibre ; un excès de sève s’était épanché. Mais le travail de critique n’avait point mis en jeu les forces créatrices. Ni la critique, ni la philosophie, ni l’histoire, ne correspondaient à ses instincts de lutte contre l’inaccessible de l’art, ses instincts de recherche de l’absolu. Si elles prêtaient, par quelque côté, à l’évocation magique des êtres et des choses, si elles nécessitaient l’exercice d’un sens prodigieusement intuitif, une grande dépense d’idées générales et des vues très larges, elles emprisonnaient l’imagination en des mailles étroites de filet, lui restreignaient le champ de l’infini. Au lieu de l’artiste créateur, il s’apparaissait