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tempérament si unique et si personnel. Et, parmi ceux dont l’érudition du moins était une garantie, parmi ceux dont le jugement ne se laissait entamer d’habitude par aucune jalousie confraternelle, les uns protestèrent contre le renversement des anciennes conventions ; ils couchèrent les œuvres sur leur lit de Procuste, les toisèrent à leur gabarit et prononcèrent, par des procédés et des sophismes analogues aux argumens qui furent employés contre le Cid pour la rédaction des Sentimens de l’Académie, que les règles n’étaient point observées, concluant, de cette inobservance, à leur ignorance ou à l’incapacité de les appliquer. Presque tous s’accordèrent à nier le talent qui ne suivait pas les chemins battus, qui s’affirmait par des voies nouvelles. Quelques-uns levèrent les bras au ciel avec désespoir, se demandant à quel abîme roulait la littérature ; ne se doutant pas que, de cela même, de leurs colères et de leurs contorsions de diables dans un bénitier, ils avouaient justement, en ces livres, une force : une force qui leur déplaisait, qui déroutait leurs habitudes, mais une force. À peine deux ou trois donnèrent une opinion isolée, s’abstinrent, se réservèrent, attendant d’autres livres ou la poussée de l’opinion.

Longtemps Paul et Marie se virent ainsi incompris. Mais par la logique des choses, leur œuvre plus complète d’année en année, leur talent grandi par l’injustice même qu’il avait soulevée, leurs noms se répandirent parmi les lettrés. La note d’art qu’ils apportaient éclairait comme une lumière les marges des pages, rayonnait autour de leurs livres. Après des luttes obstinées, des découragemens d’où ils sortaient avec des énergies plus grandes, une nouvelle génération survint qui les acclama. Ils entrèrent dans la consécration, furent des maîtres.

Cette destinée était conforme à la marche naturelle des événemens. Devant le triomphe tardif, pourtant venu, Paul oublia vite les angoisses et les rancœurs des périodes injustes. Mais, moins robuste, moins sereine en la hauteur consciente de son mérite que Paul ne s’était montré, Marie s’était trouvée atteinte plus profondément. Elle apportait, dans le labeur commun, toutes les énergies créatrices de la femme ; elle ressentait, de la conception et de l’exécution, les douleurs et les joies de l’enfantement, l’orgueil farouche ensuite des maternités ; et l’effort dont cet orgueil, dans un vouloir d’imposer leur talent, l’avait soulevée fiévreusement, était trop rude pour sa fragilité. En même temps, elle avait souffert pour Paul ; et dans les heures inévitables du doute, elle s’était vue assaillie par l’angoisse de son infériorité, redoutant que, peut-être, son labeur propre, sa part de collaboration fût la cause de l’insuccès, fût l’argile mêlée à l’airain de leur œuvre. Elle avait reçu, à des critiques qui portaient sur les pages où son