Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/960

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’a pas seulement consulté des raisons commerciales, il a encore plus obéi à des considérations politiques. Il s’est inspiré de l’intérêt de nos approvisionnemens, de nos débouchés ; il s’est aussi, et surtout, inspiré de l’intérêt de nos relations avec un pays qui est lié à la France par une amitié traditionnelle, qui est notre rempart sur une de nos frontières. De toute façon le ministère français a fait une œuvre sensée, réfléchie, prévoyante, et M. le ministre du commerce, dans un banquet qui lui a été offert l’autre jour à Saint-Étienne, M. Jules Roche n’a point hésité à défendre le nouveau traité. Il l’a défendu avec un sentiment libéral des intérêts des deux pays, avec résolution, et il a de plus ajouté que le traité franco-suisse n’était pas seulement son œuvre à lui, qu’il était l’œuvre du ministère tout entier : ce qui implique que le gouvernement est résolu, — qu’il était au moins résolu, au moment où parlait M. Jules Roche, — à livrer une bataille décisive dans les chambres. Fort bien ! Mais au moment où parlait M. Jules Roche, le chef du protectionnisme français dans le parlement n’avait pas dit son mot, — et il vient de le dire à Remiremont. M. Méline a parlé, et il n’a point hésité à son tour à déclarer qu’il était résolu à réclamer, même avec la Suisse, l’intégrité des tarifs récemment votés. C’est ici justement que commencent les complications, que se dessine une menace de conflit parlementaire qui n’est peut-être pas déjà sans avoir eu son retentissement et son influence dans le conseil.

La question est de savoir si le ministère ne va pas se diviser, s’il ne reculera pas devant la bataille à laquelle il semblait marcher si fièrement. Il peut sûrement y rester, d’autant plus qu’il ne soutiendra la lutte qu’avec une autorité encore plus diminuée par des faiblesses de politique intérieure ; mais, en dehors de ce qui peut arriver d’un ministère, il y a une question bien autrement grave. Il est bien clair que, si le parlement désavoue son gouvernement dans un de ses actes les plus prévoyans, la France se trouve plus que jamais rejetée dans l’isolement commercial qui peut si aisément se confondre avec l’isolement politique. Ce désaveu du traité avec la Suisse, si on va jusque-là, a plus d’importance qu’il n’en a l’air. Il referme sur notre pays toutes les portes gardées par un protectionnisme jaloux ; il coupe encore une fois les communications, décourage et éloigne les nations voisines, prêtes à se rapprocher de nous ; il désarme enfin notre gouvernement de tout moyen d’action, en le laissant sans autorité et sans crédit pour rouvrir des négociations nouvelles. Et ce n’est peut-être pas le moment pour la France de décourager ses amis, de se désarmer dans une Europe où tant d’intérêts s’agitent, où la guerre ne se fait pas toujours à coups de canon, — où la victoire peut rester aussi aux plus prévoyans.


CH. DE MAZADE.