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dans le fond de son être. Il l’était par sa manière d’entendre les choses de la vie, par son goût des rêves et des légendes, par ses idéalités mystiques, par l’émotion qu’il ressentait encore jusque dans sa vieillesse en parlant de l’angélus du soir courant de clocher en clocher, par ce qu’il appelle lui-même les « mélancolies infinies » du Breton. Il a été assurément recherché, fêté dans les salons de Paris où il avait tous les succès dus à sa renommée ; il est douteux qu’il y ait jamais pris autant de plaisir que dans ses séjours des dernières années en Bretagne, et il ne se sentait jamais plus à l’aise que dans ces dîners celtiques où il pouvait parler familièrement en bon Breton, de la vieille patrie. C’est justement tout cela qui a fait l’originalité de M. Renan, — cette originalité un peu compliquée où se retrouvent et se confondent la hardiesse du philosophe et le respect des croyances perdues, la précision de l’érudit et la grâce de l’imagination, les illusions d’un rêveur subtil, — et avec le temps l’ironie d’un désabusé.

À la vérité, il y a des esprits difficiles, toujours prêts à se demander si sous cette universalité de goûts et d’aptitudes, il n’y avait pas quelque faiblesse, si ce philosophe qui était un poète, cet érudit, cet épigraphiste de tant d’imagination, n’était pas plus simplement un dilettante supérieur, se plaisant à jouer avec tout. C’est peut-être une subtilité un peu étrange. M. Renan était ainsi ! il s’est révélé dans ses œuvres tel que la nature, l’éducation et les circonstances l’avaient fait. On peut dire ce qu’on voudra des théories philosophiques et religieuses, des illusions historiques du brillant écrivain : c’est l’affaire de la critique. Dans tous les cas, celui qui au début de sa carrière quittait silencieusement le séminaire pour ne pas commettre une indélicatesse de conscience, et risquait de se perdre obscurément dans ce Paris qui a dévoré tant d’existences, celui-là était évidemment aussi sérieux que sincère et agissait sans calcul, sans intérêt. Il n’avait ni blessure d’orgueil à guérir, ni déception à venger, ni ambition à satisfaire ; il n’avait rien à attendre, — il n’était qu’un jeune inconnu ! le premier acte de sa vie spirituelle était certainement un gage de sa sincérité. Ce qui a pu depuis faire quelquefois illusion, c’est que M. Renan, avec le succès, avec l’expérience, s’était accoutumé à prendre un ton de bonhomie souriante et d’optimisme narquois qui a paru être le dilettantisme d’un homme heureux de vivre et assez disposé à ne rien prendre au sérieux, ou d’un sceptique revenu de tout. Au fond il est resté ce qu’il était. Il est toujours resté surtout parfaitement simple et digne dans sa vie.

Dernier problème enfin de cette étrange destinée ! M. Renan, dans les voyages de sa pensée et de son imagination, avait-il pris le temps d’avoir des opinions politiques un peu précises ? Chose assez singulière ! ceux qui l’ont le plus exalté et qui l’exaltent encore par fanatisme