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petite cellule de Saint-Sulpice ? Toujours est-il que, vers 1840 ou peu après, ce petit Breton taciturne et songeur se sentait pris de doutes dont il ne faisait pas mystère à ses maîtres, et qu’il se décidait à quitter le séminaire, non en défroqué, — en homme qui s’arrête avec probité au seuil du sacerdoce, parce qu’il sent la foi lui manquer. Il connaissait à son tour ces nuits d’angoisse morale que Jouffroy a si éloquemment décrites. Il sortait de Saint-Sulpice pour entrer dans le siècle, seul, sans appui, sans secours, réduit pour vivre aux plus ingrates besognes, — tranquillement résolu néanmoins et tout prêt à se vouer désormais avec opiniâtreté aux plus sévères recherches d’érudition, à l’étude de l’hébreu, des langues sémitiques, de la Bible comme à l’étude de la vieille littérature française et des Allemands. Il avait senti la foi s’éteindre en lui, il croyait trouver le dédommagement de ses croyances perdues dans d’autres cultes, surtout dans le culte de la science renouvelée et agrandie. C’est la clé de sa vie, — de cette vie qu’il a menée depuis un demi-siècle, poursuivant son labeur, mûrissant son talent aux fortes études, étendant la sphère de sa pensée à mesure qu’il se sentait grandir, passant des travaux les plus sévères à des écrits presque légers sans cesser d’être lui-même.

C’était l’homme de l’esprit nouveau, au moins par ses hardiesses d’exégèse, c’est bien certain, — et il y avait loin du petit séminaire de Tréguier ou même de Saint-Sulpice au Collège de France ; mais par un phénomène curieux, dans ce novateur intrépide des idées qui avait rompu avec les traditions, il y avait toujours l’homme ancien, l’homme de l’éducation première, des premiers cultes familiers qui avaient façon né son âme. Il y avait mêlé d’autres cultes, le culte de la « déesse aux yeux bleus, » de la beauté, de l’idéal, — il ne reniait pas le premier. Il aurait eu beau faire, il n’aurait pu effacer l’empreinte originelle, et à dire vrai, il ne cherchait pas à l’effacer. Ce contempteur du surnaturel et de la divinité de Jésus-Christ avait l’imagination naturellement religieuse. Loin de s’en défendre, il l’avouait, il l’a écrit lui-même en parlant des maîtres de sa jeunesse à qui il reconnaissait devoir ce qu’il pouvait y avoir de bon en lui : « Au fond, a-t-il dit, je sens que ma vie est toujours gouvernée par une foi que je n’ai plus. La foi a cela de particulier que, disparue, elle agit encore. » Et ailleurs : « L’homme vaut en proportion du sentiment religieux qu’il emporte avec lui de sa première éducation et qui parfume toute sa vie. » Il y a mieux : il avait gardé de son apprentissage sacerdotal le pli ecclésiastique, la langue et l’allure ecclésiastiques. Il avait lu profondément la Bible, les livres sacrés, il s’en était nourri, et jusque dans ses audaces il mettait des images ou des réminiscences bibliques, une sorte d’onction cléricale. C’était le vieil homme qui survivait en lui. Il était resté aussi Breton