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nuances d’un incomparable talent, les doutes, les perplexités, les faiblesses, les désirs souvent impuissans de cette génération, dont M. le ministre de l’instruction publique, en disciple reconnaissant, s’est fait l’autre jour l’interprète, à ces funérailles officielles, — couronnement assez froid de cette éclatante existence.

Assurément, M. Ernest Renan aura eu une immense place dans les affaires religieuses et morales du temps et de la France. Il a été un grand remueur d’idées. Il a soulevé, avec une sorte de naïveté, des problèmes qu’il n’a pas toujours résolus, qu’il a plutôt embrouillés par la magie d’une imagination inventive. Il s’est exposé à troubler ou à froisser bien des croyances sincères et à provoquer des protestations véhémentes. Il a usé de son droit de penseur indépendant, de sa liberté : soit ! Ce serait aujourd’hui, on en conviendra, une pauvre manière d’honorer un mort illustre que de choisir, pour relever sa mémoire, tout ce qui reste l’objet des plus vives contestations. Le plus sérieux hommage qu’on puisse rendre à un esprit de ce vol, c’est de garder devant lui sa propre indépendance. On n’est pas obligé de suivre l’auteur de la Vie de Jésus et des Dialogues philosophiques dans ses interprétations de l’histoire religieuse ou dans les voyages de sa fantaisie. On n’est pas tenu de croire à l’infaillibilité du théosophe audacieux et subtil qui n’a fait après tout que donner une forme nouvelle à des idées assez vieilles ; mais lorsque l’ardeur des controverses contemporaines sera éteinte, lorsque le temps aura fait la révision de ses œuvres, il restera toujours, à côté de ce qui doit passer, des pages sans nombre, — les Souvenirs de jeunesse, l’étude sur la poésie celtique, les paysages de Galilée, les portraits d’histoire semés dans ses Origines du christianisme, — tout ce qui porte la marque indélébile d’un art raffiné et puissant. Il restera l’écrivain à la langue souple et savante, l’homme moral avec sa vivante originalité. Ce qui intéresse en M. Renan, ce n’est pas sa philosophie, c’est la manière dont il s’est formé, — comment d’une obscure et humble origine est sortie cette nature singulièrement compliquée, à la fois hardie et mesurée, méditative et déliée.

Né dans la vieille ville monastique de Tréguier, d’une modeste famille de marins bretons, élevé dans une atmosphère de piété simple, par d’honnêtes prêtres, dont il a gardé toujours le reconnaissant souvenir, appelé bientôt à Paris au séminaire de Saint-Nicolas sous M. Dupanloup, puis à Saint-Sulpice, ce jeune séminariste de Tréguier semblait fait pour la carrière ecclésiastique. C’est là cependant, c’est dans cette vie laborieuse et silencieuse que l’attendait la crise intime qui devait décider de sa destinée. Est-ce l’influence de sa sœur, personne d’élite qu’il a illustrée d’une touchante commémoration, est-ce cette influence qui éveillait en lui des sentimens nouveaux, quelque instinct endormi ? Est-ce l’air subtil de Paris et du temps qui pénétrait jusque dans la