Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/946

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le drame de l’autre M. Daudet, la Menteuse, où certain petit prêtre tout jeune, tout innocent, avait devant la révélation d’un crime un si joli mouvement de surprise et de tristesse. Ne cherchons pas ici de ces nuances. Nous sommes en plein mélodrame et il faut regarder de loin. Qu’est-ce encore que Rose Morgan ? Une quelconque de ces demoiselles de la vie joyeuse ; ni meilleure ni pire que les autres, brave fille au demeurant, sensible à un beau souper et le cas échéant à un beau sermon, s’il est prêché par un beau prédicateur, et ce sentiment, encore trop peu marqué pour qu’il intéresse, l’est assez pour qu’il déplaise. Et puis la belle enfant, au dernier acte, pousse bien loin le zèle expiatoire. Elle eût pu faire pénitence à moins de frais, et c’est trop du bagne pour racheter le péché d’amour, fût-ce le péché d’habitude. Mais on dit que les personnes de cette sorte se donnent parfois ainsi de tout leur cœur et sans marchander, quand c’est à Dieu qu’elles se donnent.

Quoi qu’il en soit, voilà de plates figures. La comtesse de Véran a moins de relief encore. Elle a tué son mari parce qu’il la trompait, qu’il donnait à souper à des créatures dans la salle à manger conjugale ; une nuit elle l’a surpris, non pas en flagrant délit, mais tout de suite après ; la place de la femme légitime (la place à table) venait d’être occupée par la maîtresse. Ainsi s’exprime, ou à peu près, la comtesse. Le comte était pris de vin ; il a voulu lui faire violence, elle l’a tué d’un coup de pistolet. C’était un lubrique, comme disait Madeleine Brohan dans la Souris.

Elle l’a tué ; cela, nous le savons dès le premier acte. Que les autres l’apprennent ou qu’ils l’ignorent, voilà les deux dénoûmens entre lesquels la pièce doit opter, puisque c’est un mélodrame, autrement dit, une combinaison de faits et non une étude de sentimens. M. Daudet a choisi le dénoûment de l’ignorance ; il en avait le droit. Au moins fallait-il préparer ce dénoûment et nous y conduire par des incidens naturels, des péripéties admissibles et d’ingénieux hasards. Mais l’auteur ne l’a pas su faire, et rien n’est mené plus mal que cette intrigue de palais de justice. On n’avait pas vu encore, au théâtre, un juge d’instruction joindre à des allures aussi prudhommesques une aussi prodigieuse stupidité. Le second acte est sous ce rapport un chef-d’œuvre d’aveuglement judiciaire, un modèle d’enquête saugrenue, le comble de la fantaisie dans le soupçon et de l’entêtement dans la flagrante erreur. Pour la magistrature, quelle humiliation ! Pour l’innocence, quel danger ! Pour le crime, quelle assurance !

Et pour le critique, et pour ses lecteurs, quelle mauvaise chance ! Nous aurions volontiers négligé la pièce de M. Ernest Daudet : elle n’ôte rien au mérite, reconnu et couronné ailleurs, du romancier et de l’historien, mais elle ajoute au démérite, ancien déjà, du théâtre où elle a