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REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : le Juif polonais, drame en 3 actes, de MM. Erckmann-Chatrian. — Gymnase : un Drame parisien, pièce en 4 actes, de M. Ernest Daudet. — Odéon : Mariage d’hier, pièce en 4 actes, de M. Victor Jannet.

Le Juif polonais ! Sur la foi de ce nom, j’avais fait, je l’avoue, des rêves de poésie. J’avais imaginé quelque drame du nord, entrevu la silhouette d’un grand vieillard d’Israël, traînant sous des cieux pâles une éternelle misère. Juif et Polonais, double titre là-bas au malheur et à la honte. Jugez de mon désappointement : au lieu d’une œuvre épique, je n’ai trouvé qu’un méchant mélodrame du boulevard, et du boulevard Cluny. Ecoutez plutôt.

Au pays d’Alsace, dans une salle d’auberge, une femme est assise à son rouet ; elle file et le poêle ronfle. Il fait nuit, le vent siffle dehors et les gens qu’on voit entrer, tout blancs de neige, tremblent de froid sous la houppelande et le bonnet fourré. C’est Waltel, c’est Heinrich, l’un garde forestier, l’autre ce qu’il vous plaira, l’un gras et l’autre maigre, tous deux buveurs, fumeurs et bavards, tous deux inutiles et insupportables tous deux. La fileuse se nomme Mme Mathis, et Mathis, son mari, maître de l’auberge et du moulin y attenant, bourgmestre du village, honoré de tout le pays pour son épargne et ses écus, est allé faire ses emplettes à la ville, car sa fille Annette épouse demain Christian, le maréchal des logis de gendarmerie. Le voici qui revient, le vieux bourgmestre. Par quel froid, quelle gelée, quelle tourmente de vent et de neige ! On n’avait pas vu temps pareil depuis l’hiver du Juif polonais. Vous vous rappelez bien, monsieur Mathis ! Et Mathis, avec un air un peu singulier, se rappelle. Il y a quinze ans, il était seul en cette même salle et par une semblable nuit. Il entendit les grelots d’un traîneau qui s’arrêtait. Un de ces Juifs polonais qui vendent des semences ouvrit la porte. Il portait une pelisse verte et un bonnet de fourrure. En entrant, il dit : Que la paix soit avec vous ; la route est