Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/928

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le sien à l’absurde ; on doit être belliqueux dans le terrain « volcanisé, » pacifique dans le calcaire ; tant pis pour les localités où l’histoire proteste contre la simplicité de ce classement. L’écrivain, à force d’arguties, plie l’histoire à sa thèse. Laissons-le dans les difficultés où il se débat, et retenons de son observation ce qu’elle a de généralement exact. Les populations vivaroises présentent, d’un canton à l’autre, les différences tranchées que nous avons constatées dans la nature du sol et le caractère des paysages. Cette diversité doit tenir au mélange des races, non moins qu’à l’empreinte des lieux sur le génie humain. Dans la vallée du Rhône, le grand chemin où se sont croisés et fixés tous les envahisseurs de la Gaule, on chercherait vainement un type particulier : c’est le sang de France le plus mêlé. Au contraire, les districts montagneux ont fidèlement gardé, comme des dépôts fossiles, les restes de peuples disparus ; au sud, des familles sarrasines ; dans le haut pays, au pied du Mézenc, la pure race gauloise de l’Auvergne et du Velay. Quand on arrive sur le plateau du Béage, les figures des gens que l’on rencontre n’ont plus rien de commun avec celles des habitans de la plaine ; uniformément pareilles, elles frappent par je ne sais quoi de lourd et d’inachevé, surtout chez les femmes. Sous le petit chapeau de feutre noir des dentellières du Puy, on dirait que toutes ces faces rondes, placides, ont été découpées d’un même tour de compas dans une même pièce de chair rouge. Dans l’épaisseur des larges crânes, la pensée bat d’un rythme très lent, l’excitation quotidienne du journal ne l’a pas encore activée. Des idées rares, chétives, s’y enracinent fortement, comme les hêtres rabougris clairsemés sur ces tables de lave. Beaucoup de montagnards n’ont jamais dépassé le rayon de quelques kilomètres où ils promènent leurs troupeaux ; aller plus loin, c’est pour eux quitter « le pays, » une grosse et difficile affaire. Qu’ils apportent peu d’images et de sentimens dans le petit cimetière du Béage, quand leurs cerveaux viennent s’y vider ! Au siècle dernier, ces gens des hauts lieux vivaient encore dans un état de sauvagerie redoutable ; un aide de Cassini, envoyé au Mézenc pour y relever la carte, fut mis en pièces par les habitans du village des Estables. Je me souviens des pagels, — c’est le nom local des montagnards, — qui descendaient dans la vallée du Rhône, quand j’étais enfant, pour louer leurs bras au temps des foins et de la moisson. On était à la fin du second empire, et les plus vieux d’entre eux ne savaient pas répondre quand on leur demandait qui régnait sur la France ; ils refusaient obstinément les paiemens en billets de banque ; ils n’avaient pas repris confiance dans le papier depuis la dépréciation de 1848.

Aujourd’hui, les pagels ont plus de communication avec le