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totale de l’univers, et ainsi de s’opposer aux conceptions des théologiens, comme aussi générale qu’elles-mêmes. C’est ce qu’il faut bien savoir pour comprendre l’esprit du XVIIIe siècle. S’il leur a paru que l’idée de progrès était incompatible avec l’idée chrétienne, nous en avons indiqué quelques-unes des raisons, qui se développeront à mesure que nous avancerons dans la suite de ces Études, mais celle-ci n’est certes pas la moindre. Aux grandes questions dont la théologie chrétienne, et, — nous pouvons déjà le dire, — les religions en général, n’avaient jusqu’alors donné que des solutions arbitraires, en tant que fondées sur une révélation qui ne pouvait elle-même se prouver que par des moyens tout humains, à ces mêmes questions, il a semblé aux hommes du XVIIIe siècle que l’idée de progrès donnait des réponses nouvelles, plus rationnelles, sinon plus satisfaisantes, en tant que toujours démontrables, puisqu’enfin l’expérience en était le dernier juge. Et je ne dis pas qu’ils eussent raison ! C’est ce qu’il sera temps d’examiner plus tard, quand Voltaire, par exemple, ou d’Alembert et Diderot, dans leur Encyclopédie, dénonceront comme à pleine bouche une contradiction que Fontenelle n’a pas même indiquée nettement, dont il s’est contenté de fortifier l’un des deux termes. Mais c’en était assez alors, entre 1700 et 1715, pour éveiller l’attention, sans inquiéter le pouvoir ni les gardiens du dogme ; et c’est ce qu’il a fait. On ne saurait, en effet, trop rappeler à ce propos que la confiance imperturbable qu’il met dans le progrès a pour contre-partie les épigrammes toujours très vives qu’il ne perd pas presque une occasion de lancer à la théologie j ou même à la métaphysique. Bayle revit encore à cet égard en lui : un Bayle plus savant, d’une autre manière, plus pratique, plus expérimentale, un Bayle plus fin, et plus « homme du monde ; » mais un Bayle tout aussi contentieux, tout aussi décisif, et, — quand on les connaît bien l’un et l’autre, — tout aussi dogmatique.

Cependant, du fond de l’Allemagne, à peu près dans le même temps que Fontenelle prononçait les premiers de ses Éloges, Leibniz écrivait dans l’Avant-propos de ses Nouveaux essais sur l’entendement humain : « Rien ne se fait tout d’un coup, et c’est une de mes plus grandes maximes et des plus vérifiées que la nature ne fait jamais des sauts. J’appelais cela la loi de continuité, lorsque j’en parlais autrefois dans les Nouvelles de la république des lettres, et l’usage de cette loi est très considérable en physique. » Composés en 1704, les Nouveaux essais n’ont paru qu’en 1765 ; mais cette « loi de continuité » fait pour ainsi parler le fond de la philosophie de Leibniz. Aussi, parmi les expressions qu’il en a données, ou les applications qu’il en a faites lui-même, n’aurait-on vraiment qu’à prendre comme au hasard. Si, de préférence à