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autre où j’avais vu entrer quelques soldats et des charretiers. La nécessité d’entendre leurs propos n’était pas ce qui m’effrayait le moins. Je fus bien rassurée et surprise quand j’entendis qu’ils disputaient de la rondeur de la terre et des antipodes. » Une autre historiette est classique dans le même genre : c’est celle de Boileau surprenant son petit laquais à lire le Diable boiteux, qui venait de paraître, en 1707 ; et, à ce propos, on se rappelle ce que disait Dubos, que dès ce temps-là, « pas un petit bourgeois n’eût reçu un laquais, même une cuisinière, qui ne sût lire et écrire. » Sans vouloir tirer de ces menus faits des conclusions qui les dépasseraient, n’ont-ils pas cependant leur valeur ? Un public nouveau se forme, lentement, moins délicat, mais plus nombreux, plus étendu, plus divers que l’ancien. Quelques années encore, et, les mêmes causes continuant d’agir, le besoin créera, comme on dit, son organe ; il suscitera d’en bas les écrivains propres à le satisfaire ; et les Diderot ou les Jean-Jacques, — pour ne rien dire des moindres, encore qu’ils ne laissent pas d’y avoir eu leur part, — introduiront dans la littérature le ferment de la démocratie.

Mais voici qui mérite encore davantage qu’on le signale. À méditer sur ces progrès, — dont on vient de voir s’ils sentaient tout le prix, — les contemporains s’étonnent d’abord, puis, ils commencent à s’indigner de la barbarie de leurs pères. Faut-il qu’on ait attendu si longtemps pour s’aviser de « paver » les rues de Paris ! ou d’apprendre aux « cuisinières » quelque chose de plus que leur croix de par Dieu ! On en cherche la raison ; et, comme il n’y a rien de si difficile à démêler dans les coïncidences que la part du fortuit et celle du nécessaire, on se demande si la cause de tous ces progrès ne serait pas peut être dans la décadence même ou la ruine assez visible de… tout ce qui les avait empêchés. « Quand on mesure l’intervalle de Scot à Newton, dira plus tard un philosophe, faut-il attribuer cette distance énorme à la différence des siècles, et penser avec douleur que ce docteur subtil et absurde… eût peut-être été Newton dans un siècle plus éclairé ! » D’Alembert, — car c’est lui, — dit encore : « La raison peut-elle s’empêcher de verser des larmes amères quand elle voit combien les querelles, si souvent excitées dans le sein du christianisme, ont enfoui de talens utiles ! .. » Et sans doute ce qu’il dit là, pas un des contemporains de Mme de Murat ou de Mlle de La Force n’oserait, ne pourrait l’exprimer avec la même franchise ou la même netteté. Mais on commence à le penser. Déjà, sous le nom de « préjugés, » c’est la « tradition » à peu près tout entière que l’on commence d’attaquer. De plus en plus, l’idée de progrès se distingue, se sépare de l’idée chrétienne ; elle s’en isole, elle s’y oppose ; et il apparaît de plus en