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étendue qu’à la veille de la Révolution il était peu de familles, de quelque considération, qui n’en eussent éprouvé les effets. Enfin, si les lettres de cachet ont formé l’une des institutions les plus caractéristiques et les plus importantes de l’ancienne France, il est permis d’ajouter que cette institution est peut-être celle qu’aujourd’hui nous connaissons et nous comprenons le moins. Malesherbes, qui avait été ministre de la maison du roi avec le département de Paris, et qui avait, en cette qualité, dirigé l’expédition d’un nombre considérable de lettres de cachet ; Malesherbes, qui n’avait cessé de s’occuper, avec un intérêt passionné, des « ordres arbitraires, » pour reprendre l’expression usitée à la fin du XVIIIe siècle, et qui avait cherché à s’éclairer de tous côtés et de toutes manières possibles, écrivait, en 1789, — alors que les assemblées des bailliages étaient déjà réunies pour l’élection des députés aux états-généraux, — dans un précieux mémoire sur les lettres de cachet, encore inédit[1], qu’il adressait à Louis XVI : — « Je ne donne que des notions vagues ; il m’est impossible d’en donner d’autres, et je doute que personne en France puisse présenter un tableau exact des différens ordres (lettres de cachet) qui se donnent dans les provinces ; » — plus loin, il revient sur cette idée : — « Je dirai ce que je sais sur la France, car je ne sais pas tout sur la France elle-même. » — Comme bien on pense, les différens écrivains qui, sous l’ancien régime, ont traité des lettres de cachet, les ont connues d’une manière beaucoup plus imparfaite que Malesherbes, et depuis, les modernes, à de trop rares exceptions près, n’ont guère fait que répéter leurs déclamations ; mais à présent que des érudits consciencieux et infatigables comme M. Paul Cottin mettent au jour des documens qui demeuraient inconnus pour les contemporains eux-mêmes, que les fonds d’archives tenus rigoureusement secrets par le gouvernement de l’époque ont été classés, mis à la disposition du public, que les inventaires en sont publiés, le moment semble venu de s’avancer, guidé par les textes, avec l’espoir de découvrir quelques parties du sol inconnu.


I

Une erreur commune est de croire que l’action des lettres de cachet se bornât aux affaires d’État. Un pamphlétaire fait paraître

  1. Le manuscrit est en la possession de M. Alfred Begis, qui nous a autorisé, avec infiniment de bonne grâce, à le consulter. Nous faisons des vœux pour que les courts extraits donnés dans cette étude, en montrant la valeur de ce remarquable document, décident le savant bibliophile à le porter, par l’impression, à la connaissance du monde lettré.