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la demi-solde et le peuple des faubourgs. On comptait que la garnison de Paris n’engagerait pas un combat pour le roi, et Fouché garantissait au moins la neutralité de la garde nationale. Il n’y aurait donc à vaincre, pensait-on, que la résistance peu redoutable des gardes du corps et des mousquetaires de service.

Le plus curieux, c’est que l’on avait arrêté ce beau plan avant de se mettre d’accord sur le but même de la conspiration. La régence, qui eût satisfait à peu près tout le monde, devenait impossible puisque François Ier et ses conseillers ne paraissaient nullement disposés à laisser sortir d’Autriche le petit roi de Rome, et que, d’ailleurs, Napoléon était encore à l’île d’Elbe. Les bonapartistes proposaient donc de proclamer purement et simplement l’empereur et de l’envoyer chercher sur un aviso de l’État. Les patriotes, au nombre desquels on trouvait Fouché, les régicides et plusieurs généraux, repoussaient l’idée du rappel de l’empereur. Ils voulaient contraindre Louis XVIII, le sabre sur la gorge, à prendre son ministère parmi eux, et, s’il s’y refusait, « forcer » le duc d’Orléans à accepter le pouvoir. Quant au roi et aux princes, on les garderait comme otages, ou « on les expédierait dans la mêlée, sauf à déplorer ensuite cet accident. » Dans la difficulté de s’entendre et dans la nécessité d’agir, on passa outre aux discussions. Une haine commune réunissait ces hommes si profondément divisés. L’important pour eux était de renverser les Bourbons. On verrait après. Le général Chouart, ancien maréchal des logis aux cuirassiers, résumait le sentiment de tous en disant dans son langage de corps de garde : « — Moi, tout ça m’est bien égal, pourvu que le gros magot s’en aille. »

La noblesse aigrie contre Louis XVIII et attendant impatiemment que la Providence ouvrît ou fermât les yeux à ce roi jacobin, la bourgeoisie déçue, jalouse et frondeuse, encore plus inquiète de l’avenir que mécontente du présent, et disant en songeant à la santé précaire de Louis XVIII et aux principes absolutistes de son successeur désigné : « Dieu conserve le roi ! » le peuple alarmé et irrité, les casernes pleines de murmures et de menaces, les libéraux se préparant à une opposition ardente, les bonapartistes et les jacobins ourdissant un vaste complot dont l’avortement presque certain allait amener une répression sanguinaire, courber le pays sous le régime de l’état de siège et des cours prévôtales et assurer le triomphe du parti des émigrés, telle était la situation à la fin de février 1815, quand Napoléon quitta l’île d’Elbe avec onze cents hommes et quatre pièces de canon pour conquérir la France.


HENRY HOUSSAYE.