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capitaine d’artillerie dans ce rôle, quoi que son complaisant correspondant en dise. Aimé Martin l’a bien senti lui-même, et fidèle à son rôle d’hagiographe, il proteste que cette aventure, « loin de dissiper la tristesse de M. de Saint-Pierre, ne fit que le troubler davantage, en altérant la pureté de ses souvenirs. »

Autre affaire à Berlin, d’un autre genre, mais qui n’éclaire pas moins tout un côté du personnage. Quoique la guerre de sept ans ne fasse que de finir, il est venu solliciter de Frédéric ce que l’on n’a pas pu ou voulu lui donner à Dresde : un grade militaire et des « appointemens. » Un honnête homme, le conseiller Taubenheim, s’éprend de lui, l’installe dans sa demeure, à sa table de famille, l’apprécie tous les jours davantage, essaie de se l’attacher par des liens plus étroits, et finalement lui offre la main de sa fille aînée. C’était cette Virginie qu’il devait plus tard immortaliser. Il refuse pourtant, comme il avait refusé la nièce du général du Bosquet, à Saint-Pétersbourg, et la belle-sœur du journaliste Mustel, à Amsterdam. Quelles raisons en a-t-il ? Je crains, hélas ! que M. Maury ne soit tout près de la vérité quand il ne voit là que « le dédain de la condition bourgeoise et l’indifférence pour un ménage inglorieux, pour la discipline des devoirs sans faste et des vertus sans retentissement. » Oui, de la princesse Marie Miesnik à Virginie Taubenheim, la distance était trop grande, la chute était trop lourde ! L’amour, dans l’idée de Bernardin de Saint-Pierre, ne se sépare pas encore de la fortune ; il ne s’en distinguera que quand la sienne sera faite ; et, en attendant, il lui semble que la dorure d’un grand mariage déroberait aux yeux du monde ce que le marché pourrait d’abord en avoir d’un peu vil.

Aussi bien n’avait-il pas cessé de penser à sa princesse, et, de retour en France, nous le voyons toujours continuer de correspondre avec elle. Jamais femme d’ailleurs ne donna de plus sages conseils. Ne l’eût-elle dissuadé que « d’embrasser l’état ecclésiastique, sans autre disposition que celle d’y faire fortune, » il lui en eût dû déjà quelque reconnaissance ; — et nous aussi. Il semble encore que ce soit elle qui lui ait doucement persuadé de passer aux colonies, « où se concluent les riches mariages, » disait un autre de ses amis. Et, d’une adresse très féminine, elle conciliait ainsi les intérêts de son repos avec ceux de son amour-propre, qui se fût senti blessé de l’indignité de « l’objet aimé. » Mais, en lui ouvrant ainsi des horizons nouveaux, et comme en l’obligeant à compléter ses études de peintre, elle allait achever de révéler Bernardin de Saint-Pierre à lui-même, — et d’en faire l’auteur de Paul et Virginie.

On lira dans l’Etude de M. Maury et dans le Bernardin de Saint-Pierre de M. Arvède Barine la triste histoire de son séjour à l’Ile de France. Bernardin de Saint-Pierre passa là quelques-uns des pires momens de