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Remercions donc M. Fernand Maury de ses laborieuses recherches, et, puisque d’ailleurs nous ne saurions rien ajouter d’essentiel à ce qu’il a dit de la philosophie de Bernardin de Saint-Pierre, des Études de la nature, de Paul et Virginie, ou de l’influence enfin du premier maître de l’exotisme jusque sur M. Pierre Loti, ne parlons aujourd’hui que de l’homme, ou, si l’on veut, — car ce sera presque la même chose, — des femmes sensibles auprès desquelles il a d’abord cherché la fortune ; qui lui ont donné la popularité ; et dont la dernière lui a rendu la un de sa vie aussi douce que les commencemens en avaient été pénibles, agités, et parfois douloureux.

Douloureux ? Non pas au moins sans quelque compensation ; et s’il y a dans la femme, comme il l’a si bien dit lui-même, « une gaîté légère qui dissipe la tristesse de l’homme, » cette revanche, ou cet adoucissement de ses pires infortunes ne lui a pas manqué. C’est qu’aussi bien il était beau, nous disent à l’envi ses biographes, d’une beauté que l’on remarquait, et la beauté, qui ne semble plus être aujourd’hui d’un grand secours à l’homme dans le combat pour l’existence, était encore au XVIIIe siècle un moyen de parvenir. Lisez plutôt la notice que Talleyrand nous a laissée sur le duc de Choiseul, ou les Mémoires qu’écrivit Marmontel pour l’instruction de ses enfans. Choiseul fut plus habile ; Marmontel était plus vigoureux ; Bernardin de Saint-Pierre fut le plus beau des trois. « Jeune, fait comme Adonis, un léger coton couvrait ses joues comme la pêche… On aimait sa bonne mine et sa taille légère… — c’est lui-même, sur ses vieux jours, qui se mire ainsi, comme une jolie femme, dans le souvenir de ses grâces un peu fanées alors ; — et habile d’ailleurs à saisir le temps, un mot, un soupir… il n’y avait point de femme qui ne fût jalouse de le subjuguer[1]. » Faut-il en croire les bruits de cour ? et, tout jeune encore, fuyant une ingrate patrie, quand il alla tenter le sort en Russie, la grande Catherine elle-même aurait-elle daigné l’honorer de son impériale faveur ? Aimé Martin, son premier biographe, le nie avec indignation, et se porte garant de la vertu de Bernardin de Saint-Pierre. « Il ne pouvait, dit-il, aimer que l’innocence ! » L’impératrice, en tout cas, s’intéressa bien plus pour « les grands yeux bleus » du jeune officier, que pour son projet de coloniser la région de la mer d’Aral. Mais c’est en Pologne surtout qu’il fit de nobles conquêtes, et qu’un moment même il y crut sa fortune assurée par l’amour de l’une de ces « princesses, starostines et palatines » chez lesquelles il fréquentait, au titre de sa nationalité d’abord, de la noblesse de race et de nom qu’il s’attribuait, — et de sa beauté.

  1. Presque toutes les citations que nous ferons sans en indiquer autrement la source seront tirées de l’Étude de M. Maury, et nous les choisirons généralement inédites.