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l’idée maîtresse en subsiste toujours, et qu’il suffise ainsi d’en corriger les applications. Les Études de la nature nous offrent en quelque sorte le phénomène littéraire inverse. Les morceaux en sont demeurés bons, si l’édifice est tombé par terre ; — et, après tout, de combien de systèmes n’en pourrait-on pas dire autant ? Ils n’en ont pas moins eu leur raison d’être, à leur heure, ou leur utilité même, et les auteurs n’en ont pas toujours déployé la richesse d’imagination, la souplesse de talent et la grâce de style de Bernardin de Saint-Pierre.

Pour toutes ces raisons, nous avons donc été bien aises de voir, dans ces derniers temps, un peu d’attention revenir à Bernardin de Saint-Pierre, et trois biographes, qui ne s’étaient pas sans doute entendus, essayer, en les dégageant du vague plutôt que de l’oubli, de préciser son rôle et sa physionomie.

Le Bernardin de Saint-Pierre de M. de Lescure a paru le premier, je crois. La facture, ou la manière, en est un peu molle, peut-être, et ce Bernardin-là ressemble trop encore à celui de la légende. Aussi lui préférera-t-on l’élégant aventurier, le bonhomme quinteux, si je puis ainsi dire, le philanthrope égoïste, et le barbon amoureux dont M. Arvède Barine nous a donné le portrait pour la collection des Grands écrivains français. Moins aimable, et moins « sympathique » ou moins douceâtre, on le trouvera plus ressemblant et plus vrai, mais surtout plus vivant. Car, si notre personnalité ne peut jamais être tout à fait absente de notre œuvre, il arrive assez souvent pourtant qu’on ne retrouve à peine dans nos écrits qu’un trait ou deux de notre caractère ; — et il semble bien que ce soit le cas de Bernardin de Saint-Pierre. Nos lecteurs savent d’ailleurs que la touche ironique et légère d’Arvède Barine se plaît à ces contrastes, excelle à en tirer parti, et met ainsi dans la ressemblance comme un air de malice qui l’égaie sans y nuire. C’était le genre de talent qui manquait le plus à M. de Lescure.

Si maintenant on était curieux d’un supplément d’informations, et pour s’assurer de l’entière vérité du portrait, si l’on voulait plus de documens qu’un tout petit cadre n’en pouvait utiliser ou contenir, alors il faudrait consulter la consciencieuse et volumineuse Étude de M. Fernand Maury sur la Vie et les Œuvres de Bernardin de Saint-Pierre. Elle a tout près de sept cents pages, cette étude, et encore M. Maury nous dit-il « qu’il en a dû retrancher plusieurs chapitres. » Elle ne se laisse pas moins lire, et même sans fatigue. La partie biographique en est surtout intéressante et neuve. Un Bernardin plus complet en ressort, peint par lui-même, cette fois-ci, dans ses lettres intimes, et comme achevé de peindre dans les lettres de ses correspondantes, de ses « amies, » — plus nombreuses encore que celles de Rousseau, — dans les lettres aussi de ses deux « femmes, » la pauvre Félicité Didot, et l’heureuse Désirée de Pelleporc.