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Bernardin de Saint-Pierre. Enfin, pour les rares savans qui daignent quelquefois parcourir les Études ou les Harmonies de la nature, et pour les philosophes, il est assurément le cause-finalier le plus convaincu, le plus systématique, le plus intrépide que l’on ait jamais vu ; — et d’ailleurs le plus ingénieux. Quelques-unes de ses découvertes en ce genre sont demeurées célèbres. Il ne s’est point contenté d’affirmer que les nez sont faits pour porter des lunettes. Mais il a trouvé que, si « le melon a des côtes, c’est pour être mangé en famille ; » et on lui doit de savoir qu’aux premiers jours du monde, par un effet peu connu de la bonté de la Providence, « des cadavres furent créés pour les animaux carnassiers. »

C’est l’occasion ici de dire qu’après cela, les Études de la nature n’en demeurent pas moins l’un des livres les plus curieux de la langue française. Il est seulement un peu long. Mais le charme de style en est incomparable. On ne le sent pas mieux, mais on en apprécie mieux la rare originalité quand on fait attention au nombre de choses que l’auteur y a exprimées pour la première fois. Et l’idée générale en est fausse ; — ou du moins on nous ferait difficilement croire aujourd’hui que la Providence ait tout arrangé, ne fût-ce que sur terre, dans l’intérêt, pour le plaisir ou pour la volupté de l’homme. Tel est cependant le pouvoir d’une idée générale, qu’aussitôt qu’on la pousse à ses dernières applications, elle n’en devient pas plus vraie, quand elle est fausse, mais de toutes parts les questions se lèvent, pour ainsi dire, et voici que des aspects de la nature et de la vérité, jusqu’alors enveloppés d’ombre ou même inaperçus, s’éclairent brusquement d’une lumière nouvelle.

Qui croirait, par exemple, que ce rêveur sentimental a presque formulé, avant Hegel, le principe fameux de l’identité des contradictoires ? Ou combien encore d’observations n’a-t-il pas faites qui sont, quand on les examine, d’un darwiniste avant Darwin ? à la seule condition, il est vrai, qu’au lieu de mettre la cause finale des caractères spécifiques des êtres ou des choses dans l’utilité de l’homme, on la place où il faut, c’est-à-dire dans l’intérêt des espèces elles-mêmes. Ajoutons en passant que Bernardin de Saint-Pierre n’a pas laissé de le faire quelquefois lui-même et ainsi d’élargir beaucoup la Providence de Fénelon. Mais, mieux encore : il n’y a pas jusqu’à nos symbolistes qui ne pussent trouver, eux aussi, leur profit dans quelques-unes de ces Études, et notamment dans la manière dont Bernardin de Saint-Pierre y développe les rapports, les affinités secrètes, les « correspondances » des formes, des couleurs et des sons, la signification mystique du « rouge, » ou les vertus cachées de la circonférence de cercle.

Je connais quelques livres dont la science et l’érudition contemporaines, la critique et l’histoire ont vainement anéanti les détails, si