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sans peur et sans reproche, les grands métaphysiciens, les grands artistes. « Dans tout acte de connaissance, dit avec quelque raison M. Nietzsche, il y a un grain de cruauté. » Mais est-il aujourd’hui un seul homme qui ait le courage d’être cruel ? En est-il un seul qui osât dire : « Pensez de moi tout ce qu’il vous plaira, j’ai l’esprit libre et le cœur dur ? »

C’est là le secret des profonds gémissemens qu’arrache au grand Zarathustra la vue de notre triste monde. Quand du haut de sa montagne il contemple cette vallée de misères et qu’il daigne confier ses chagrins à son serpent, à son aigle et aux rares disciples qui ont forcé l’entrée de sa caverne : — « Malheur, s’écrie-t-il, à ceux qui ne savent pas commander à leur pitié ! Rien ne nous a fait plus de mal que les extravagances des miséricordieux. » Et il ajoute : « Mais quoi ! ce sont les petites gens qui sont aujourd’hui les maîtres, et ces petites gens nous prêchent toutes les petites vertus qui peuvent contribuer à leur bonheur. Quiconque a une âme de femme, quiconque a une âme de valet, dispose désormais de nos destinées. Ô dégoût ! suprême dégoût ! Le principal souci de ces petites gens est de veiller à la conservation de leur petite personne, de la faire vivre longtemps et agréablement. Ces petits hommes, ces maîtres d’aujourd’hui, si on les laisse faire, ils aviliront notre espèce, et c’en sera fait de cet homme surhumain dont les forts s’appliquaient à préparer l’avènement. » Eh ! oui, ces petits hommes ne se contentent pas d’être plaints et secourus, ce sont eux qui désormais nous gouvernent. La démocratie a pas à pas envahi toute l’Europe, et partout elle détruit les grandes forêts pour les convertir en herbages. Qu’est-ce que la démocratie ? C’est le triomphe de la plus grossière des morales utilitaires. Elle sacrifie les grands intérêts aux commodités de la vie ; ne soyez point dupes de ses grandes phrases, elle n’a pas d’autre idéal que la vie grasse ; elle dit à l’homme : « Tu es un bétail et je te procurerai toutes les joies que peuvent ressentir les bœufs, les moutons et les porcs. » Comment naîtra l’homme surhumain si l’homme existant retourne avec joie à l’état d’animal ?

L’Europe est dangereusement malade. On n’y trouve plus trace de cette sagesse instinctive qu’on appelait le bon sens politique. Nos hommes d’État ne sont plus que les courtisans, les serviteurs de la foule, et ils vont chercher leurs inspirations dans les bas-fonds. Dans tout pays bien gouverné, les ouvriers forment une classe à part, grevée de certaines servitudes, dont ils prennent leur parti. Comme l’artisan chinois, ils sont humbles, endurans, résignés, contens de peu. On a eu, dans ce siècle, l’heureuse idée d’en faire des soldats, des citoyens et des électeurs. Dorénavant, ils sont devenus des personnages, leurs prétentions n’ont plus de bornes, et les dures nécessités qui pèsent