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tés, et notre douceur n’est qu’une faiblesse mal déguisée, notre prétendu progrès n’est qu’une honteuse décadence. Nous n’avons plus l’instinct de la vie, et si nous nous comparons aux hommes de la renaissance, nous devons confesser qu’ils l’emportaient infiniment sur nous en vitalité. Nous ne sommes plus qu’une société de malades et de garde-malades, et nous nous croyons bien portans quand nous avons perdu les vices nécessaires à la santé. Un César Borgia est impossible aujourd’hui ; tant pis pour nous ! « C’est méconnaître, dit M. Nietzsche, l’animal de proie et l’homme de proie, c’est méconnaître la nature elle-même que de regarder les César Borgia comme des pestiférés ou de se figurer qu’ils portaient en eux leur enfer, quand ils étaient en réalité les plus sains des monstres et qu’on peut les comparer aux plus robustes végétaux des tropiques. Il semble que les moralistes aient pris en haine les forêts primitives et les régions torrides et qu’il faille discréditer à tout prix l’homme tropical… À qui cela profitera-t-il ? Aux zones tempérées ? à l’homme modéré ? à l’homme moral ? Cela fera l’affaire des médiocres[1]. »

Mais, dira-t-on encore, si la justice est un vain nom, s’il ne s’agit que d’être fort et si la force n’est soumise à aucune loi, quel accord pourrez-vous ménager entre toutes ces volontés déchaînées, qui se croient tout permis ? C’en est fait de la société, il faut retourner dans les bois. Cette objection tombe d’elle-même si l’on considère que les hommes vraiment forts, à qui tout est permis, ne sont ici-bas qu’une infime minorité et qu’ils ont affaire à des millions de faibles, nés pour obéir. La nature, selon M. Nietzsche, ne crée un peuple que pour mettre au monde cinq ou six individus, qui sont les vrais représentans de l’espèce humaine. Ce sont là ces tigres et ces lions, qui sont nés pour manger les brebis. Que n’a-t-on pas dit de l’exploitation de l’homme par l’homme ! Mais la vie n’est par elle-même qu’une exploitation. A-t-on trouvé jusqu’aujourd’hui le secret de vivre sans manger ? Pouvons-nous développer, exercer une seule de nos forces, sans causer quelque dommage ou quelque souffrance à tout ce qui nous entoure ? Il faudrait désespérer de notre espèce, si, abusée par de déplorables préjugés, elle refusait d’admettre qu’il y a dans ce monde une aristocratie d’élus, qui a le droit de sacrifier à sa destinée celle d’une foule de petits hommes, et de les rabaisser au rang d’esclaves ou d’instrumens. La société n’existe pas pour elle-même ; elle n’a d’autre utilité que de fournir à quelques créatures de choix le moyen d’être tout ce qu’elles peuvent être et de glorifier l’humanité dans leur personne. À qui ressemblent ces élus ? « À certaines plantes grimpantes de Java qui, amou-

  1. Jenseits von Gut und Böse, Vorspiel einer Philosophie der Zukunft, 2e édition. Leipzig, 1891.