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telle qu’on l’a comprise jusqu’ici, c’est qu’elle entreprend sur la liberté humaine et sur nos instincts naturels. On se vante aujourd’hui de faire de la morale scientifique, laquelle n’est dans le fond qu’un ascétisme démarqué et adouci, et l’ascétisme, si mitigé qu’il soit, est un attentat contre la nature.

La seule vraie morale, la morale naturaliste, ne reconnaît pour principe que l’instinct de la vie. Toute force, si Schopenhauer a dit vrai, est une volonté inconsciente, et toute volonté est une force qui cherche à se connaître. La loi fatale de cette force est de travailler sans cesse à s’accroître, à s’étendre, jusqu’à ce qu’elle devienne une des réalités de ce monde et qu’elle acquière le sentiment joyeux de son existence. Schopenhauer a menti quand il a prétendu que, la vie étant un mal, nous devons aspirer à ne plus être. La volonté est une aspiration à la puissance, et la vie étant un bien, notre seul bien, nous devons tout faire pour la posséder dans sa plénitude, en nous délivrant de tout ce qui pourrait l’amoindrir, la resserrer, l’étouffer. C’est là ce que nous enseigne la vraie morale ; elle nous dit : « Vis le plus que tu pourras, deviens aussi fort que la nature te le permet. N’en crois pas l’ascétisme, obéis à ton instinct. Toute morale qui contredit cet instinct n’est qu’un mensonge, tout dieu qui t’ordonne le renoncement, les privations, l’anéantissement volontaire, est un faux dieu ennemi de la vie. Dis-toi que les saints sont des castrats, et que la vie finit où commence le royaume de Dieu. »

Mais, dira-t-on, l’homme qui se fait honneur d’obéir à son instinct, en savourant le plaisir d’être une force, n’a-t-il aucune règle à suivre, aucune loi à respecter ? Serait-il vrai que tout lui est permis ? N’y a-t-il vraiment ni bien ni mal ? Notre seule loi est l’instinct, et l’instinct des animaux ne connaît ni bien ni mal, ou pour mieux dire, le seul bien que connaisse une force est de parvenir à son maximum d’intensité et d’énergie, et nos soi-disant vices nous servent à cela autant que nos vertus. La dureté de cœur, la violence, la dissimulation, tous nos artifices, toutes nos diableries, tout ce qui reste en nous de l’animal de proie et du serpent, il n’est rien que nous ne devions employer au perfectionnement de la nature humaine en nous et dans les autres. Supprimez de ce monde ce qu’on a appelé jusqu’ici le mal, supprimez les passions criminelles, supprimez les pervers et les violens, et vos sottes vertus ne sauveront pas l’humanité. Ce n’est pas trop de tous nos diables pour venir au secours de notre Dieu.

En vain, la société moderne se glorifie de ses œuvres de bienfaisance, de tout ce qu’elle a fait pour rendre la loi plus clémente, les grands crimes plus rares et la vie plus douce. Si nos mœurs se sont adoucies, il n’y a pas là de quoi nous vanter ; c’est le triste symptôme d’un amoindrissement des caractères, d’un affaiblissement des volon-