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À vrai dire, ses livres, qu’il les intitule : Aurore ou l’Au-delà du bien et du mal, le Crépuscule des faux dieux ou la Généalogie de la morale, se ressemblent un peu trop et sont moins des livres que des recueils d’aphorismes. C’est une forme qui lui plaît et qu’il a choisie, il en convient lui-même, pour prouver « qu’il est capable de dire en dix phrases ce qu’un autre dit ou plutôt ne saurait dire dans un livre. » Ces recueils de morceaux détachés abondent en pensées ingénieuses, en aperçus subtils ou piquans, et il n’est pas besoin de chercher longtemps pour y trouver des pages d’une singulière éloquence. Malheureusement, M. Nietzsche, qui n’aime ni les malades, ni les garde-malades, est atteint lui-même d’une maladie qu’il n’a jamais songé à guérir : il est le martyr et la victime d’un amour déréglé pour le paradoxe, et c’est un goût dangereux que la passion d’étonner son prochain.

L’âge et la maturité ont pour effet naturel de nous tempérer, de nous calmer. La jeunesse ne croit qu’à son épée ; elle a le verbe haut, la parole incisive et tranchante ; on apprend peu à peu à baisser le ton, on n’est plus si sûr de soi-même, on rend plus facilement justice à ses ennemis et aux visages qui nous déplaisent. C’est tout le contraire qui est arrivé à M. Nietzsche. Il avait à ses débuts plus de penchant pour le style mesuré, des respects humains qu’il a perdus depuis. Autrefois, il savait sourire ; d’année en année son éloquence est devenue plus colérique, plus virulente, et, dans ses derniers livres, il ne raisonne plus, il se fâche sans cesse, il s’emporte, il aboie. Il lui en coûte peu de traiter ses adversaires « de tartuffes, d’eunuques, de punaises coquettes et puantes. » Ce n’est pas lui qui dirait comme Leibniz : « Je ne méprise presque rien. » Il méprise d’un mépris souverain les sots jugemens du vulgaire, et il déclare que, si la nature lui a donné des pieds, « ce n’est pas pour quitter la place aux gens qui lui déplaisent, c’est pour les écraser. »

Et pourtant dans cet homme terrible, qui se donne volontiers des airs de matamore, de tranche-montagne, il y a malgré lui, oserai-je le dire ? un fond de délicatesse nerveuse, de caprice, de fantaisie, de fragilité féminine, qui fait à la fois sa faiblesse et son charme. Je ne sais s’il n’aime pas les femmes ou s’il les a trop aimées ; le fait est qu’il les respecte peu et que cependant, comme beaucoup d’entre elles, il n’a d’autre règle de ses jugemens que ses goûts et ses dégoûts. Il les accuse d’être les grandes ennemies de la vérité, qu’elles sacrifient sans pudeur au culte des apparences et à la beauté des mensonges. Il oublie qu’il a reproché plus d’une fois aux libres penseurs de notre temps de n’être pas des esprits vraiment libres, parce qu’ils ont encore la candeur de croire à la vérité morale. Il oublie que plus d’une fois aussi, il a agité, sans la résoudre, la question de savoir si la vérité a plus de prix que l’apparence.