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en révolte contre son maître, et cependant ce mortel ennemi de toutes les institutions dont nous sommes si fiers professe un égal mépris pour les réactionnaires et pour les socialistes. On ne peut le soupçonner de vouloir restaurer l’ancien régime, et le moyen âge, saint Thomas d’Aquin, saint Louis, ne lui inspirent aucune admiration. Le christianisme n’est à ses yeux qu’un platonisme accommodé à l’usage de la populace, et il l’accuse d’avoir abêti l’Europe. Il considère les prêtres, à quelque confession qu’ils appartiennent, comme des malades qui se sont faits médecins et qui s’appliquent à adoucir les souffrances de leurs cliens par des opiats, par des sirops savamment composés, mais qui n’ont garde de les guérir de leurs maladies, attendu qu’ils en vivent et que, si le genre humain venait à se bien porter, ils n’auraient plus rien à faire.

Le ciel soit loué ! leur beau temps est passé, et leur Dieu se meurt. Mais pourquoi faut-il qu’on ait substitué aux vieilles superstitions de nouvelles idolâtries, qui sont en horreur à M. Nietzsche ? Si la croix est, selon son expression, le plus vénéneux de tous les arbres qui aient pris racine ici-bas, les arbres de liberté qu’on a plantés à la place de ce mancenillier ne répandent pas autour d’eux une ombre moins funeste. Rien n’égale l’aversion qu’éprouve M. Nietzsche pour Jean-Jacques Rousseau, « le premier homme moderne, canaille et idéaliste en une seule personne. » La révolution française fut son ouvrage ; comment s’étonner qu’infectée de son esprit, elle ait du même coup inauguré en Europe le règne de l’idéalisme et le règne de la canaille ? La liberté qu’elle nous a donnée et dont nous croyons jouir est le contraire de la vraie liberté, car on n’est vraiment libre que dans l’état de nature, et jamais nous n’en fûmes si loin. La révolution a oblitéré en nous les instincts innés qui sont le principe de toutes nos lumières, la seule règle sûre de notre conduite, et les dogmes menteurs qu’elle a promulgués d’une voix tonnante, la tête dans les nuées et les pieds dans le sang, sont aussi opposés à la loi naturelle que les dogmes chrétiens, qui d’ailleurs leur ressemblent beaucoup. Ainsi raisonne M. Nietzsche, et il est à croire que personne ne lui donnera raison, que chrétiens et libres penseurs, il se mettra tous les partis à dos. Peu lui importe ; il n’est pas de ces hommes qui se soucient de plaire, il a toujours trouvé son plaisir à déplaire.

M. Nietzsche écrit depuis vingt ans ; quelques-uns de nos jeunes gens qui savent l’allemand commencent à s’occuper de lui ; je crois savoir qu’ils se proposent de traduire les plus importans de ses ouvrages. On ne perd pas son temps à le lire ; c’est le penseur le plus original que l’Allemagne ait produit dans ces dernières années. Il a beaucoup de verve, beaucoup d’esprit, et il est écrivain ; il a des mots heureux, il trouve dans l’occasion des formules qui ne s’oublient pas.