Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/643

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

occurrence, qu’une admirable Anglaise. Grâce a laissé son cœur en Angleterre ; elle est profondément attachée à un homme que la plus injuste des inculpations, celle d’avoir capté frauduleusement un héritage, met au ban de la société ; mais elle n’a jamais cru Lawrence Ivor coupable, elle lui conserve de l’estime, elle interprète, comme elle doit le faire, son silence et sa retraite, sans se laisser influencer par l’indignation de sa famille, dupe de mauvaises apparences. C’est parce qu’il ne veut la revoir que lorsque la lumière sera faite et son innocence prouvée que Lawrence se tient obstinément à l’écart ; elle en est sûre et elle a raison. Une fois justifié, il passe les mers, il vient chercher au bout du monde la vaillante fille qui n’a point douté de lui ; leur réunion a lieu en Californie, sur cette merveilleuse côte de Monterey dont M. Aïdé nous fait voir les splendeurs, presque fantastiques, — cette forêt de cyprès pareils à des cèdres du Liban contre laquelle la mer se brise en jetant son écume aux grandes branches levées contre elle comme des bras robustes. C’est là que les amans, longtemps séparés, se retrouvent, s’expliquent et sont récompensés par un moment divin de la foi qu’ils ont eue l’un dans l’autre. Le pauvre Saül Barham mourra de sa maladie de poitrine, et, ce qui est plus imprévu, Ferrars ira, en guise de suicide magnanime, soigner les lépreux à Honolulu, car la rencontre avec un aussi beau caractère que celui de Grâce l’a fait rougir de l’inutilité de sa vie.

Il y a donc deux romans au lieu d’un dans ce livre de voyage, et ils s’entrelacent le plus habilement possible à la peinture des mœurs de New-York et de Boston, à la description de la nature dans l’ouest.

C’est en poursuivant la belle Clare Planter, lorsqu’elle le fuit, tentatrice comme Galatée, que sir Mordaunt entraîne jusqu’en Californie sa sœur et leur tante, une amusante Mrs Frampton, qui les a rejoints. Le trio est parti de Boston par Philadelphie, où il admire l’un des parcs publics les plus vastes et les plus beaux qui existent au monde ; de là, il se rend à Chicago. L’extraordinaire diversité des styles d’architecture adoptés pour la construction des boulevards de cette ville le frappe d’étonnement. C’est une farandole de gothique, de grec, et de toutes les époques connues ou inconnues ; ce sont des facéties en pierre ou en marbre de toutes les couleurs où les tourelles, les colonnes, les portiques, les mâchicoulis, s’entre-choquent dans une confusion à la fois prétentieuse et naïve. Sauf quelques exceptions honorables, chacun paraît s’être proposé d’aller plus loin que le voisin en extravagance. Le temps a manqué jusqu’ici pour construire des galeries dignes d’elles aux merveilles d’art achetées partout en ces dernières années ;