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paraît jouer avec un homme comme un chat joue avec une souris. Sans doute il se peut qu’elle soit ambitieuse et calculatrice, ou qu’elle s’amuse aux dépens de son adorateur ; mais il est possible aussi qu’elle tienne à apprécier par les seuls moyens qui soient au pouvoir d’une femme la valeur du caractère de l’homme et la force de ses propres sentimens. Elle ne succombe pas à l’enivrement des hommages, elle veut savoir et, ayant l’esprit très vif, très perspicace, elle étudie l’adversaire, interprète ses moindres paroles, tire des déductions de tout ce qu’il laisse échapper. Il est vrai qu’elle répond à ses attaques et qu’elle l’encourage plus que les convenances ne le permettraient en Angleterre, mais elle envisage le jeu comme loyal et n’entraînant que peu de dommage pour les deux parties. Depuis son enfance, on lui a enseigné que l’homme est un animal de proie cherchant qui il pourra dévorer ; or elle n’a aucune envie de se laisser dévorer, surtout lorsqu’elle est une grosse héritière qui sait que de nombreux chasseurs sont sur sa piste. Non, elle les combattra avec leurs propres armes, et, si elle cède, ce ne sera pas par ignorance de leurs points vulnérables. »

Dans de pareilles conditions, le mariage a peut-être plus de chances d’être heureux aux États-Unis que partout ailleurs ; en tout cas, on n’y témoigne pas cette indulgence excessive qui existe en Europe pour les résultats des unions mal assorties, aucun scandale n’est toléré. Toutefois, M. Aidé, qui rend pleine justice aux mœurs américaines sous ce rapport, flagelle en passant, comme il convient, le divorce par consentement mutuel, si facilement obtenu dans certains États, tandis qu’on le refuse dans d’autres ; mais il suffit d’aller habiter six mois de suite l’État où la loi est en vigueur, de quitter, par exemple, New-York pour un séjour passager dans Rhode-Island. Une femme qui a, depuis des années, déserté, en se donnant tous les torts, le toit conjugal peut, quoique très riche, alléguer l’abandon, et si, pour en finir, le mari supporte passivement cette accusation, le tour est joué ; les voilà libres de se remarier chacun de son côté. C’est ainsi que Ferrars, l’Américain pessimiste, secoue le dernier débris de la chaîne qui ne l’a pas empêché, du reste, de parcourir longtemps le monde avec les apparences du célibat, tandis que son indigne femme épouse un prince Lamperti, qui était lui-même naguère le mari d’une autre dame, toute prête, par parenthèse, celle-là aussi, à convoler en secondes noces. Ferrars demande alors la main de Grâce Bal-linger. Celle-ci le refuse, comme elle refusera aussi le jeune professeur Saül Barham, et à cela il y a des raisons qui empêchent de supposer de sa part aucun dédain pour l’Amérique, bien que nous la soupçonnions de ne pouvoir jamais être autre chose, en toute